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Justice - Michael J. Sandel (2010)

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    Max
  • il y a 17 minutes
  • 10 min de lecture

Une formidable introduction à la philosophie morale et politique qui nous interroge sur nos choix moraux. D'une très grande pédagogie.


Un livre sur la justice comme une grande introduction à la philosophie morale et politique

Justice, Michael J. Sandel, Albin Michel, Espaces Libres, 2024 (2010)

Quel travail mérite salaire ? Un gouvernement devrait-il être moralement neutre ? Qu'est-ce que la liberté ? Sommes-nous propriétaires de nous-mêmes ? Le patriotisme est-il une vertu ? Michael J. Sandel excelle dans l'art d'aborder, sous un angle éthique, les questions politiques les plus complexes en les ramenant à des enjeux dont chacun peut aisément se saisir.

Dans son cours sur la justice à l’origine du présent ouvrage, il expose ainsi les multiples dilemmes auxquels nous sommes continuellement confrontés, individuellement et collectivement. Pour le lire, nul besoin de connaissances préalables : l’auteur met chacun en position de philosopher pour son propre compte sur les grands débats qui agitent notre société.

Michael J. Sandel est une figure incontournable de la philosophie politique contemporaine américaine. Professeur à l'université de Harvard, il s'est imposé comme une voix originale dans les débats sur la justice, l'éthique et le bien commun. Si Sandel a d’abord fait ses premières armes en devenant l’une des critiques les plus pertinentes de John Rawls et de sa Théorie de la justice (1971), sa notoriété a nettement pris une ampleur internationale grâce à son cours « Justice », suivi par des dizaines de milliers d'étudiants et largement diffusé en ligne : son cours cumule aujourd’hui sur Youtube plus de 39 millions de vues, un exploit pour un professeur de philosophie. Et l’on ne peut, en préambule, ici que conseiller à tous les amateurs de philosophie politique, et plus largement quiconque s’interroge sur la moralité de ses actions, à les visionner : on y retrouvera un professeur qui excelle dans l'art de rendre accessibles les concepts philosophiques complexes et de les relier aux enjeux moraux contemporains.


Le livre dont il s’agit ici, Justice ( What's the Right Thing to Do? ) est une synthèse brillante de son cours et de ses réflexions sur les dilemmes auxquels nous sommes tous confrontés en tant qu’individu, mais également en tant que citoyen. A travers de nombreux exemples issus de la vie quotidienne, de faits divers, de l’actualité ou simplement d’expériences de pensée, il invite les lecteurs à examiner les questions morales et éthiques à travers le prisme des grandes théories philosophiques qui jalonnent l’histoire.


Comment dès lors se frayer un chemin sur le terrain très disputé de la justice et de l’injustice, de l’égalité et de l’inégalité, des droits individuels et du bien commun ? Ce livre tente d’apporter une réponse à ces questions.

Une plongée accessible dans les débats philosophiques sur la justice


Si Sandel est un philosophe d’envergure, ce livre est là pour rappeler qu’il est avant tout un professeur. Et un excellent de toute évidence. Pour le lire, nul besoin d’avoir un bagage philosophique particulièrement volumineux, son propos est suffisamment clair et illustré pour saisir toute la subtilité de sa pensée. Car avec l’expérience qu’il a d’enseigner la philosophie à de jeunes gens, et plus généralement à des néophytes en la matière, Sandel sait comment approcher et définir des concepts philosophiques parfois difficiles de prime abord. C’est sans doute de là qu’il tire son si grand succès.


Alors oui, certains pourraient juger qu’un philosophe qui arrive à toucher le plus grand nombre serait forcément un philosophe de second rang, la « bonne » philosophie se devant de rester élitiste. Mais ne nous y trompons pas : Sandel est un philosophe tout ce qu’il y a de plus pertinent et, qui plus est, accessible. Et il s’agit d’ailleurs de l’une de ses ambitions : faire de la philosophie une discipline accessible, populaire, parce que justement elle s’attaque à des sujets qui parlent à tout un chacun. Ce livre en est la plus belle preuve.


Une philosophie qui se désintéresse des ombres projetées sur le mur ne peut donner lieu qu’à une utopie stérile.

Comment y arrive-t-il ? D’abord, en faisant que ce parcours initiatique au cœur des théories philosophiques de la justice s’accompagne de grandes questions aussi structurantes que fondamentales : Qu'est-ce que la justice ? Comment prendre des décisions éthiques dans un monde pluraliste ? Peut-on concilier liberté individuelle et bien commun ? Autant d’interrogations auxquelles se livre tente d’apporter des réponses.


Mais ce n’est pas tout. Sandel explore ces questions en mobilisant les idées de philosophes majeurs comme Aristote, Kant, John Stuart Mill ou encore John Rawls. Pour les rendre plus parlant, il les accompagnent de cas pratiques issues de la vie courante, de l’actualité ou des grands débats de notre temps : des éleveurs de chèvres afghans au renflouement des banques lors de la crise des subprimes de 2008, du salaire de Michael Jordan à un fait divers de cannibalisme, Sandel arrive à chaque fois à rendre le propos intéressant par les exemples qu’il met en avant. Il n’hésite pas non plus à ancrer sa réflexion dans des débats ô combien sensibles : l’avortement, la PMA ou les réparations mémorielles.


Une fois cette présentation générale posée, que retenir de l’ouvrage ?


Imaginez-vous en train de conduire un tramway dévalant à 100 km/heure. Vous apercevez face à vous sur les rails cinq cheminots, les outils à la main. Vous essayez d’arrêter le tramway, mais vous n’y parvenez pas. Les freins ne répondent pas. Vous êtes désespéré, parce que vous savez que si vous fauchez les cinq ouvriers, ils mourront tous. (Admettons que vous en soyez certains.) Soudain vous remarquez la présence d’une voie sur la droite. Sur cette voie aussi il y a des travaux, mais un seul ouvrier s’y attelle. Vous vous rendez compte que vous pouvez engager le tramway sur cette voie de côté, tuant l’ouvrier isolé, mais épargnant les cinq autres. Que devez-vous faire ?

Sandel et les grandes théories de la justice


Après plusieurs exemples et expériences de pensée (dont celle du fameux tramway fou, originellement imaginé par Philippa Foot), Sandel nous montre que la justice et les débats qui l’entourent peuvent se décliner « autour de trois grandes idées : maximiser le bien-être, respecter la liberté et promouvoir la vertu », chacune pouvant se rattacher à un courant de pensée : 

  1. La philosophie de l’utilitarisme : maximiser le bien-être du plus grand nombre. Cette philosophie est celle de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill notamment.

  2. La philosophie qui repose sur la liberté. Celle-ci est plus difficile à appréhender, car elle regroupe en son sein différents courants, dont notamment le libertarisme (qui fait tout reposer ou presque sur la liberté de choix et l’individualisme, qui soutient un Etat minimal) et le libéralisme (qui défend les droits individuels et mise sur la coopération entre individus et qui soutient un Etat plus présent mais neutre).

  3. La philosophie qui mise sur la vertu, et la vie bonne. Sandel cite ici notamment Aristote.


Sandel commence par examiner l'utilitarisme, une théorie qui propose de maximiser le bonheur collectif. Bien que cette approche semble intuitive, elle pose des problèmes lorsque le bonheur de la majorité entre en conflit avec les droits de la minorité. Sandel montre ainsi que cette philosophie est limitée lorsqu’il s’agit de défendre les droits individuels. Il expose également l’un des reproches souvent fait à l’utilitarisme, à savoir celui d’introduire une valeur étalon unique à tous les biens et services, malgré leur grande hétérogénéité.


Sandel en vient ensuite à s’intéresser au libertarisme. Si cette philosophie peut sembler attrayante elle aussi, avec notamment son argument puissant qui défend l’idée selon laquelle on est unique propriétaire de soi et de son travail, que tout dépend de nous, elle aussi présente un certain nombre de limites. « Si mon corps, ma vie et ma personne m’appartiennent, je dois pouvoir librement en disposer (pour autant que je ne nuis pas à autrui). Cette idée séduisante a toutefois des implications qu’il n’est pas facile de faire siennes. ». Sandel évoque ici l’exemple de vendre ses deux reins si l’envie nous en prend, ou l’idée de se suicider pour permettre à quelqu’un d’autre de nous manger (oui, oui, ce cas de cannibalisme consenti s’est déjà produit en Allemagne en 2001).


Si vous croyez qu’il existe des droits humains universels, vous n’êtes probablement pas un utilitariste. Si tous les êtres humains sont dignes de respect, quels que soient leur identité et l’endroit où ils vivent, alors il est immoral de les traiter comme des instruments susceptibles d’être mis au service du bonheur collectif.

Une fois ces deux philosophies mises de côté, Sandel nous présente Emmanuel Kant et sa philosophie de l’éthique. Pour Kant, la moralité repose sur le respect des principes universels et de la dignité humaine. Avec un argument simple, mais extrêmement puissant : nous sommes tous, en tant qu’êtres humains, des êtres rationnels. Sandel revient ainsi sur le concept d’autonomie de Kant, mais aussi sur son impératif catégorique : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». En d’autres termes, pour Kant, nous avons la possibilité de soumettre notre volonté à des principes qui doivent nous pousser à voir les personnes comme des fins en soi, jamais comme un moyen. Pour être recevables, ces principes doivent passer ce test d’universalisation. Et « Ce n’est que lorsque j’agis en accord avec l’impératif catégorique que j’agis librement » fait remarquer Sandel.


Un des moments forts du livre est ensuite l'analyse de la théorie de la justice de John Rawls, qui repose sur le concept de « voile d'ignorance ». Sandel explique comment cette idée, selon laquelle les règles de justice doivent être choisies sans connaissance des positions sociales des individus, peut inspirer des politiques plus équitables. Il montre ainsi comment le « principe de différence » de Rawls (selon lequel les inégalités de revenus et d’opportunités ne sont acceptables qu’à condition de bénéficier aux plus défavorisés) peut apparaître séduisant.


Enfin, Sandel aborde la philosophie de la justice qui se concentre sur la vertu et le bien commun. Il réhabilite ainsi Aristote et sa pensée politique fondée sur le telos, c’est-à-dire sur la finalité d’une pratique. Penser la justice, c’est d’abord penser sur la finalité de la justice. Et pour Aristote, la justice doit mettre en avant la vertu et une certaine vision de la vie bonne, des qualités morales qu'elle doit mettre en avant et du bien commun. Sandel introduit ici l’idée selon laquelle « la manière juste de répartir l’accès à un bien pourrait être relative à la nature de ce bien, à sa finalité ».


On le voit, Sandel passe tout au long de son livre en revue les grandes théories de la justice. Mais, pour lui, quelle est sa vision de la justice ?


La science peut étudier la nature et mener ses enquêtes dans le monde empirique, mais elle ne peut répondre à des questions morales ou réfuter le libre arbitre. C’est que la moralité et la liberté ne sont pas des concepts empiriques. Nous ne pouvons pas davantage prouver qu’elles existent, mais nous ne pouvons pas davantage donner sens à nos vies morales sans les présupposer.

Sandel et la vie bonne : un plaidoyer pour une politique de l’engagement moral


Après avoir pesé le pour et le contre de chaque courant de pensée, et bien qu’on se doute lequel il privilégie, Sandel nous expose les limites qu’il voit dans le libéralisme tel que nous le connaissons aujourd’hui. Si, à bien des égards, le libéralisme présente de nombreux avantages, sa conception de la justice ne va pas assez loin. En effet, le libéralisme a poussé pendant longtemps pour la neutralité de l’Etat en matière de moralité. Or, certains débats nous poussent, qu’on le veuille ou non, à nous engager sur le terrain de la moralité : l’avortement, le mariage homosexuel ou le débat sur les cellules souches par exemple. Qu’on soit pour ou contre l’avortement, cette question nous oblige à nous positionner sur la conception que l’on se fait de la vie, de la personne.


Mais Sandel trouve aussi une autre lacune au libéralisme : « La faiblesse de la conception libérale de la liberté tient à ce qui en fait aussi l’attrait. Si nous nous considérons comme des moi libres et indépendants, non contraints par des liens moraux que nous n’aurions pas choisis, il est tout un ensemble d’obligations morales et politiques auxquelles nous ne pouvons donner sens, quand bien même nous les admettons communément, voire les valorisons. Parmi celles-ci, la solidarité, la loyauté, la mémoire historique et la foi ». Pour Sandel (et c’est ce qui lui vaut parfois d’être rattaché au courant communautarien), l’être humain est un être situé, qui appartient à une communauté, et qui a donc à cet égard des obligations morales spécifiques.


Vivre sa vie, c’est entreprendre une quête narrative qui aspire à une certaine unité ou cohérence.

Pour Sandel, en étant d’une certaine manière dans les pas d’Aristote et de sa quête du telos (ou finalité) des choses, une réflexion sur la justice ne peut que nous conduire à nous demander ce qu’est le bien. Et de s’engager moralement. Faire de la politique, c’est aussi défendre une vision morale de la vie en société. Sans tomber dans une certaine forme de relativisme parfois propre aux communautariens, Sandel nous incite donc à ne pas laisser sur les bords du ring nos convictions morales lorsqu’on se lance dans le débat public. Mais il faut être prêt à débattre. Et il conclut : « Si, pour avoir une société juste, il faut que nous nous demandions ce qu’est la vie bonne, il reste à déterminer quel genre de discours politique nous orienterait dans la bonne direction. Je n’ai pas encore de réponse complète à cette question ».


Ce livre est donc en fin de compte l’un des ouvrages les plus pertinents lorsqu’il s’agit d’introduire les grandes philosophies morales et politiques qui fondent nos visions de la justice. En utilisant des cas concrets, il nous aide à nous situer parmi tous les courants qui ont nourri ces débats. Plus encore, il aborde tous ses sujets de façon pédagogue et surtout dépassionnée, ce qui manque souvent cruellement lorsqu’on s’attaque à ce type de débats qui touchent nos plus ardentes convictions morales.


Avec ce livre, Michael J. Sandel nous offre une formidable introduction à la philosophie morale et politique. Nul besoin avec lui d’avoir de bonnes bases en la matière : Sandel est un pédagogue brillant. On comprend aisément pourquoi ses cours à Harvard ont eu tant de succès, notamment sur Youtube. Justice est avant tout un voyage à travers les grandes théories de la justice, que le philosophe aborde de manière parfaitement claire et pertinente. En partant de cas concrets issus de la vie quotidienne, de faits divers, de l’actualité ou d’expériences de pensée, il illustre chacune d’entre elles de manière extrêmement intelligente, présentant à chaque fois les arguments rationnels à mettre à leurs crédits, mais également leurs limites. Au cœur de ce voyage, on retrouve ainsi les grands philosophes qui ont marqué les théories de la justice : Bentham, Mill, Kant, Rawls ou encore Aristote. Ce faisant, Sandel montre que la conception de la justice repose sur trois grandes idées : la maximisation du bien-être collectif, la liberté et la vertu ou la vie bonne. Si l’utilitarisme de Bentham se trouve vite limité face à certains dilemmes moraux, la conception libérale de la justice présente quant à elle de meilleurs arguments en sa faveur. Pourtant, une fois toutes grandes théories passées au crible, Sandel en vient à opter pour celle qui nous incite, lorsqu’on veut penser la justice, à réfléchir d’abord sur ce qu’est la vie bonne. En y souscrivant, on sort de la neutralité morale soutenue par le libéralisme pour s’engager moralement dans le débat public. Un livre accessible qui nous interroge sur nos choix moraux.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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