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Au printemps des monstres - Philippe Jaenada (2021)

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    Max
  • il y a 1 heure
  • 10 min de lecture

Un livre long, dense, sur une des plus grandes affaires criminelles françaises de notre époque. Une plongée dans ce que l'humanité a de plus sordide et factice.


Un roman dense qui nous plonge au coeur d'un fait divers des plus sordides

Au printemps des monstres, Philippe Jaenada, Editions Points, 2022 (2021)

Luc Taron, onze ans, est enlevé à Paris un soir du printemps 1964. Son corps est retrouvé le lendemain dans une forêt de banlieue. Pendant plus d’un mois, un enragé inonde les médias et la police de lettres de revendication signées « L’Étrangleur ». Un jeune infirmier avoue finalement le meurtre et est incarcéré. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Dans cette société naissante qui deviendra la nôtre, tout est trouble, tout est factice. Tout le monde truque, ment, triche. Et ce qu’on savait se confirme : les pervers, les fous, les monstres ne sont pas souvent ceux qu’on désigne.

Vous avez peut-être déjà entendu parler de Philippe Jaenada ? Il a reçu le prix de Flore en 1997 pour la sortie de son premier roman, Le chameau sauvage. Vingt ans plus tard, il reçoit le prix Femina pour La Serpe. Bref, Philippe Jaenada est désormais un auteur contemporain qui provoque, à chacune de ses nouvelles publications ou presque, un petit événement dans le monde littéraire. Surtout ces dernières années.


Si ces premiers romans étaient l’occasion pour lui de se mettre en scène, plus ou moins directement, ces derniers livres ont pris une tournure différente : les faits divers sont désormais son sujet de prédilection. Cela a commencé en 2013 avec Sulak, roman centré sur Bruno Sulak (évidemment), célèbre braqueur français ayant sévi dans les années 1980.


S’ensuit La Petit Femelle qui met en lumière Pauline Dubuisson, connue pour avoir été au milieu des années 1950 au cœur d’un fait divers : elle aurait tué son ex petit-ami. Puis La Serpe qui raconte un effroyable triple assassinat survenu en 1941 dans le Périgord, dont le principal accusé n’était nul autre qu’Henri Girard (nom de plume : Georges Arnaud), l’auteur du célèbre Salaire de la peur


Mais venons-en plutôt au livre qui nous occupe ici : Au printemps des monstres. Pour ce roman, Philippe Jaenada a décidé de s’attaquer à un fait divers qui a valu à celui qui avait été reconnu coupable de meurtre de devenir le plus ancien détenu de France à sa sortie de prison en 2005. Incarcéré en 1964 pour le meurtre d’un petit garçon d’à peine onze ans, Luc Taron, Lucien Léger a longtemps clamé son innocence… En vain.


Pour ceux qui sont familiers de l'œuvre de Jaenada, ce livre vous permettra sans doute de retrouver ici le style inimitable de son auteur, son humour aussi. Pour ceux qui ne le connaisse pas, ou très peu, il faudra sans doute vous accrocher… Mais le jeu en vaut la chandelle.


L’enlèvement et la mort de Luc Taron, aussi triste à dire que ce soit, n’est qu’un fait divers. Un ignoble fait divers, la mise à mort, naturellement monstrueuse, d’un garçon de onze ans.

Philippe Jaenada dans ce qu’il fait de mieux


Disons-le d’emblée, le premier monstre dans tout ça, c’est avant tout ce livre : près de sept cent cinquante pages dans la version grand format, plus de neuf cents dans sa version de poche (de poche on vous dit…). Et en effet, cela représente de nombreuses soirées passées en sa compagnie.


Philippe Jaenada nous a habitué à ce genre de romans. Bon nombre d’entre eux sont, et cela va avec son style, des livres volumineux. Lui qui adore accumuler, parfois jusqu’à l’overdose, les digressions multiples, les parenthèses (et les parenthèses dans les parenthèses), arrive, de fait, difficilement à être concis. Et certes, les répétitions sont nombreuses (mais souvent justifiées, nous y viendrons un peu plus bas).


Pourtant, force est de constater que cela fonctionne souvent, et très bien même. Car si ce livre est aussi long, c’est qu’il s’agit au fond d’une affaire particulièrement complexe. Incroyablement complexe en réalité tant les protagonistes qui gravitent autour du petit Taron et de Lucien Léger sont nombreux, énigmatiques même. L’affaire ayant pris dès les premières semaines une tournure nationale et internationale, la pression médiatique étant à son comble, l’instruction en devient titanesque. Le dossier est par conséquent d’une densité rare.


Cette enquête tentaculaire ne refroidit pourtant pas Jaenada. Pour les besoins du livre, il se plonge pendant plus de trois ans dans ce dossier, épluche les dizaines de milliers de pages qu’il renferme, consulte d’innombrables archives, se rend sur les lieux du crime et dans les lieux qui ont façonné chacun des protagonistes ou presque. Utilise aussi énormément le livre de Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani, Le voleur de crimes (2012), livre de référence sur cette affaire. Bref, Jaenada abat un travail colossal pour les besoins de son roman.


Et c’est précisément ce travail que l’on découvre au fil des pages, rendant ce livre des plus passionnants. Oui ce livre est long, mais chacune des phrases se justifie ou presque. Jaenada aurait pu rendre un roman plus condensé, plus dépouillé, mais cela lui aurait enlevé une grande partie de sa substance.


Cette substance, quelle est-elle ? Pour y répondre, il suffit de reprendre la façon dont l’auteur parle de son travail : au fond, le fait divers, en tant que tel, en tant qu’événement particulièrement sordide, il n’en a que faire. Ce qui l’intéresse vraiment lorsqu’il met la focale sur le meurtre du petit Taron, c’est de pouvoir disséquer une époque à travers les personnages qui ont participé à cette affaire, de près ou de loin, volontairement ou non.


Qui plus est, Jaenada ne s’arrête pas là : dans chacun de ses livres, il parle aussi de lui. Et ici, s’il décrit avec détails la façon dont il mène l’enquête, plus de cinquante ans après les faits, il en profite aussi pour évoquer, non sans humour, sa vie au moment de l’écriture du livre : ses problèmes de santé, la façon dont il a arrêté de fumer, la vieillesse… Bref ce livre représente aussi pour lui le moyen d’évacuer des sujets qui le taraude.


Au printemps des monstres, c’est donc au fond un projet titanesque, d’une générosité rare en littérature, qui part d’un fait divers ignoble, hideux, pour se pencher sur l’humanité dans son ensemble. Que ce soit celle de son auteur, ou celles de toutes cette galerie de personnages ayant vécu dans les années 1960. Philippe Jaenada est un écrivain qui prend plaisir à écrire, et cela se ressent à chacune de ses pages.


Luc entouré de menteurs, tous détraqués, plus ou moins abîmés, tricheurs, avides et bien plus violents que lui. Il descend sous terre. Englouti par les monstres. 

Un livre monstre pour des personnages monstrueux


Si Jaenada a choisi cette affaire, ce n’est pas par hasard. Tout, absolument tout dans le meurtre de Luc Taron est mystérieux, poisseux, rebutant, révoltant. Le meurtre d’un enfant, déjà, n’a rien d’habituel (et heureusement) et justifierait à lui seul l’émotion que cela a suscité alors. 


À cela s’ajoute pourtant le profil de Lucien Léger. Jeune homme de vingt-sept ans, a priori sans histoire, se trouve pourtant mêlé à cet effroyable fait divers. Volontairement qui plus est ! Quelques jours après la découverte du corps, il s’est mis à écrit d’innombrables lettres aux médias pour s’accuser de la mort de Luc, en profitant pour narguer la police, insulter la famille du défunt et créer un sentiment de panique au sein de la population française, menaçant à plusieurs reprises de recommencer. Ses lettres, riches en détails jusque-là tenus secrets par la police, montrent sans détour qu’il est impliqué d’une façon ou d’une autre dans la disparition et la mort du petit enfant. Quelques semaines après avoir commencé à semer la terreur, il ira d’une façon un brin naïve et risible, se rendre à la police. Et une fois emprisonné, mentira sans vergogne, devenant de plus en plus mythomane, au point qu’il est aujourd’hui difficile de distinguer le vrai du faux. Un profil singulier, stupéfiant même.


D’autres personnages aussi ne sont pas en reste. L’avocat, le formidable avocat Maurice Garçon, réputé comme étant l’un des plus grands avocats du vingtième siècle, aura aussi sa part de responsabilité dans cette affaire. La police, de manière générale, dépassée au début de l’enquête et ravie de tomber sur le profil de Léger, commettra sans doute de nombreux impairs. Le père du petit également, Yves Taron, homme nébuleux, obscur, aux affaires parfois louches. Et l’ami, ou plutôt la connaissance de Léger, Jacques Salce, aussi étrange qu’ambigu, au passé plus que flou.


En somme, tous les hommes qui gravitent autour de cette affaire sont, à bien des égards, particulièrement moches. Ils mentent, ils trichent, ils s'accommodent d’une vérité bien loin d’être infaillible. Ils présentent tous, chacun à leur façon, une part de monstruosité qui ajoute à ce meurtre une couche bien épaisse de sordide.


Dans ce monde de menteurs, tricheurs, ce monde déjà avide et violent, il y a aussi Solange, elle qu’on n’engloutit pas mais qu’on écarte, la démente, celle qui ne compte pas. Heureusement, il y a Solange.

Les femmes, en revanche, sont plus subtiles, insaisissables. La mère de Luc, d’abord. Femme plus effacée, elle n’en est pas moins touchante. Une détective aussi (étonnant pour l’époque), Anne-Marie Labro, voit dans cette sombre affaire sans doute bien plus clair que bon nombre de journalistes et enquêteurs.


Cependant, le profil qui apporte un peu de lumière dans tout ce livre, c’est bien évidemment Solange. Jaenada réserve son histoire pour la toute fin du livre. Comme si après avoir plongé pendant plusieurs centaines de pages dans les bas fonds de l’humanité, clôturer ce livre avec cette jeune femme semblait être le meilleur moyen de sortir la tête de l’eau en douceur.


Solange, c’est la femme de Lucien Léger. Elle a eu une jeunesse difficile, passant de famille d’accueil en famille d’accueil. Elle a surtout une santé des plus fragiles. Elle passa la majeure partie de sa vie d’adulte enfermée à l’hôpital ou dans des centres psychiatriques. Pourtant, elle n’est en rien folle. Bien au contraire. Si son corps la lâche (ce n’est jamais clair, les nombreux spécialistes s’étant penché sur son cas n’ayant jamais pu identifier l’origine de ses difficultés respiratoires ni de sa faiblesse extrême), sa tête, elle, est des plus saines. Elle est drôle, extrêmement lucide, sans doute un brin naïve mais intelligente, et surtout, elle aime Lucien Léger.


C’est justement sa relation avec Lucien Léger, emprisonné pour meurtre, qui apporte le plus de lumière dans ce livre. Certes elle lui en veut, parfois terriblement, mais les lettres qu’elle lui écrit sont d’une beauté profondément touchante. Envers et contre tout, elle continuera à le soutenir et à échanger avec lui. Son décès, aussi prématuré que tragique, sublime la sympathie que le lecteur (mais aussi celle de Jaenada) a pour elle tout du long. 


Elle irradie de son humanité toute la dernière partie du livre, et contribue à ce curieux sentiment qui prédomine à la fin de ce roman : celui de voir que toute cette affaire est un terrible gâchis. Évidemment, en premier lieu, celui que représente cette jeune vie de onze ans fauchée pour d’obscures raisons. Mais aussi celui qui naît du tragique de ces vies impactées de plein fouet par cette affaire.


Les médias sont à la fois le cadre, le décor, l’outil de communication, la chambre d’écho, le ressort, l’un des personnages principaux, et même le moteur et le carburant de l’affaire Léger / Taron.

Un roman puissant et d’une grande humanité


Que retenir au fond de ce livre ? D’abord, et cela tient sûrement autant du poids de ce livre que de l’affaire en elle-même : l’impression d’avoir passé un nombre d’heures incalculables aux côtés de Philippe Jaenada dans la dissection d’une affaire qui nous dévoile les penchants les plus sombres de notre humanité. Le mensonge, l’avidité, la manipulation, la perfidie, la frustration générée par des rêves de grandeur inassouvis… bref la plupart des vices humains sont peut-être réunis dans l’affaire Taron.


Heureusement qu’il y a Solange, ce personnage féminin si intéressant, si lumineux pour redresser la barre.


Et concernant l’affaire en elle-même ? Si les amateurs d’énigmes ou de romans policiers pourront peut-être y trouver leur compte, Jaenada ne nous livre pas à la fin du livre la clef qui nous permettra de résoudre cette affaire. S’il nous livre bien quelques pistes de réflexion, des théories plus que vraisemblables, difficile pour autant d’obtenir le fin mot de ce fait divers. Surtout plus de soixante ans plus tard, alors que la grande majorité des protagonistes sont aujourd’hui décédés. S’il semble évident que Lucien Léger était, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans le meurtre de Luc Taron, sa mythomanie compulsive et sa probable loyauté envers un ou plusieurs tiers empêcheront sans doute de connaître la vérité.


Au printemps des monstres est donc un roman certes exigeant, long, tumultueux, mais qui nous plonge au cœur d’un fait divers qui nous ébranle, qui nous émeut et qui, finalement, brosse le portrait d’une humanité bien peu reluisante.


Ce qui peut se regarder, ce sont les gens qui gravitent autour de cette sauvagerie sans intérêt, leurs comportements, leurs visages, leurs actes, ce qu’ils disent et ce qu’ils taisent, ce qu’ils ont fait ou n’ont pas fait, c’est toute la société autour, le monde qui contient, englobe le crime, le monde au milieu duquel un enfant a été trouvé mort au pied d’un arbre, seul la nuit dans une forêt. 

Que dire de ce roman fleuve ? Sans doute d’abord souligner sa longueur : près de sept cent cinquante pages dans la version grand format, plus de neuf cents dans sa version de poche (de poche on vous dit…). Et en effet, cela représente de nombreuses soirées passées en sa compagnie. Mais si ce roman est long, il est à mon sens loin d’être excessif. Ceux qui sont familiers avec Philippe Jaenada ne seront pas vraiment surpris. C’est son style. Digressions à rallonge, parenthèses innombrables (parenthèses dans des parenthèses), alternances entre le sujet de son livre (cette enquête) et sa vie quotidienne… Et ici, en un sens, ces subterfuges sont salvateurs tant le fait divers dans lequel il nous plonge est poisseux, obscur, malaisant parfois. Car oui, l’affaire Luc Taron / Lucien Léger est tout sauf une partie de plaisir. La galerie de personnages qui gravitent autour ne nous offrent que des portraits d’hommes (le plus souvent) faits de mystères, de manipulations et de mensonges. Rien n’est clair, tout est obscur. Le travail fourni par Jaenada pour nous éclairer sur cette affaire est tout bonnement titanesque. Au printemps des monstres, c’est donc au fond un projet monumental, d’une générosité rare en littérature, qui part d’un fait divers ignoble, hideux, pour se pencher sur l’humanité dans son ensemble, et sur des vies en particulier. Que ce soit celle de son auteur, ou celles de toutes cette galerie de personnages ayant vécu dans les années 1960. Philippe Jaenada est un écrivain qui prend plaisir à écrire, et cela se ressent à chacune de ses pages. Surtout lorsqu’il nous brosse le portrait de Solange, la femme de Léger, qui représente une formidable bouffée d’air frais dans cette affaire pourtant sordide. On ne peut que tomber en empathie pour elle, elle qui n’a pourtant pas eu une vie facile. Un vrai rayon de soleil. Au printemps des monstres est donc un roman certes exigeant, long, tumultueux, mais qui nous plonge au cœur d’un fait divers qui nous ébranle, qui nous émeut et qui, finalement, brosse le portrait d’une humanité bien peu reluisante.


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Ralph Waldo Emerson

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