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Ci-gît l'amer - Cynthia Fleury (2020)

Un livre qui met le doigt sur l'un des maux de notre époque : le ressentiment. A la fois bienveillant et lucide, il nous enjoint à la responsabilité.



 

Ci-gît l’amer, Cynthia Fleury, Gallimard, 2020

La philosophie politique et la psychanalyse ont en partage un problème essentiel à la vie des hommes et des sociétés, ce mécontentement sourd qui gangrène leur existence. Certes, l’objet de l’analyse reste la quête des origines, la compréhension de l’être intime, de ses manquements, de ses troubles et de ses désirs. Seulement il existe ce moment où savoir ne suffit pas à guérir, à calmer, à apaiser. Pour cela, il faut dépasser la peine, la colère, le deuil, le renoncement et, de façon plus exemplaire, le ressentiment, cette amertume qui peut avoir notre peau alors même que nous pourrions découvrir son goût subtil et libérateur. L’aventure démocratique propose elle aussi la confrontation avec la rumination victimaire. La question du bon gouvernement peut s’effacer devant celle-ci : que faire, à quelque niveau que ce soit, institutionnel ou non, pour que cette entité démocratique sache endiguer la pulsion ressentimiste, la seule à pouvoir menacer sa durabilité? Nous voilà, individus et État de droit, devant un même défi : diagnostiquer le ressentiment, sa force sombre, et résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives.

 

Voici un livre d’une philosophe et psychanalyste dont la voix porte de plus en plus, tant médiatiquement qu’académiquement si j’ose dire. En effet, Cynthia Fleury est devenue une auteure particulièrement intéressante depuis plusieurs années, ses travaux étant particulièrement repris, et dont l’écho commence aujourd’hui à toucher le grand public. Ses spécialités se concentrent essentiellement sur la philosophie politique et la psychanalyse (évidemment), et se donnent comme objet une notion, de plus en plus discutée il est vrai, tant la crise sanitaire la mise au devant de la scène : celle de la santé. Dans nos sociétés construites autour de l’état de droit, et face aux besoins accrus autour de cette thématique, Cynthia Fleury œuvre pour mettre au cœur des enjeux politiques le concept de “soin”. Titulaire de la chaire “Humanités et Santé” au Conservatoire national des arts et métiers, et également titulaire de la chaire de “Philosophie à l’Hôpital” du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, elle nous offre ici une réflexion passionnante autour d’un thème qui, à bien des égards, se retrouvent au coeur des problématiques que nos sociétés traversent aujourd’hui : le ressentiment.


Le ressentiment est en marche, bien ancré dans les cœurs et les discours, prêt à la revendication.

Le propos semble si évident, si incontestable, qu’il m’a fait l’effet d’une petite bombe la première fois que j’ai entendu parler de ce livre : l’auteure aurait-elle mis dans cet essai le doigt sur quelque chose, sur une part de vérité qui plane sur notre époque ? Le ressentiment serait-il une des explications permettant d’éclairer d’un œil nouveau le malaise qui traverse ces dernières années ? Le constat est si pertinent qu’il nous semble aller de soi : le ressentiment est le mal qui ronge nos sociétés et qui s’exprime à travers de nombreux faits divers ou polémiques faisant la une chaque semaine : polémiques sur les réseaux sociaux, violence, colère, aigreur, jalousie ou envie. Le ressentiment est le lien, si discret car presque invisible, qui relie la plupart de nos excès, de ces “passions tristes” pour reprendre les mots de Spinoza. Mais si le ressentiment est bien l’origine de ces maux, ou du moins l’une d'entre elles, comment naît-il ? Comment se développe-t-il ? Et, ce faisant, comment passe-t-il du subjectif, de l’individuel, au collectif ? Enfin, le plus important peut-être, existe-t-il des antidotes pour y remédier ? Autant de questions auxquelles Cynthia Fleury tente de répondre dans cet essai.


Si le titre de ce livre paraît si énigmatique, c’est parce que l’ouvrage est construit, comme l’auteure le dit elle-même, autour d’un “ruban de Moebius à 3 bandes” : l’amer, la mère et la mer. Trois dynamiques si intrinsèquement liées qu’on ne peut difficilement les traiter de manières séparées. Comme un fil conducteur qui nous guidera tout au long de la démonstration, ce sont ces trois thématiques qui peuvent saisir de manière la plus précise possible le mal du ressentiment. Pour faire simple (sans doute de manière excessive, mais le format de cette chronique m’y oblige), on pourrait les résumer de cette manière : l’amer serait toute l’amertume que le sujet engrange sans pouvoir s’en défaire, la ruminant encore et encore jusqu’à en faire une obsession aliénante ; la mère, concept éminemment psychanalytique depuis Freud, serait la séparation d’avec notre bulle protectrice, nous obligeant à affronter le monde quitte à prendre des coups, parfois douloureux ; quant à la mer, elle symboliserait notre capacité à sublimer notre expérience, aussi pénible soit elle, à prendre un risque (à l’image d’un marin ou d’un navire), à tenter l’aventure, quitte à sombrer, mais dans la perspective de faire, d’agir, contrairement au piège dans lequel le ressentiment nous contraint, celui de l’inaction, de la passivité enfermante et nuisible. Bref, le ressentiment serait à l'embranchement de ces trois concepts clés qui façonnent cet essai.


Acceptons qu'il est difficile de résister aux à-coups d'une émotion triste qui confine à l'envie, à la jalousie, au mépris de l'autre et finalement de soi, au sentiment d'injustice, à la volonté de vengeance.

Au fond, qu’est ce que le ressentiment ? Pour y répondre, Cynthia Fleury consacre l’essentiel de la première partie de ce livre sur le niveau individuel du ressentiment. S’il y a bien une chose qui est certaine, tant ce sentiment est universel, c’est que le ressentiment peut toucher tout le monde. Orgueil blessé, injustice objective flagrante, traumatisme… bref, les origines du ressentiment peuvent être nombreuses. Mais toutes n’y conduisent pas pour autant. C’est là qu’intervient un concept clé pour comprendre le ressentiment : celui de la “rumination” : le sujet répète à outrance cette origine, la ressasse sans cesse, jusqu’à en faire une obsession dans laquelle il s’enferme peu à peu, comme un piège inextinguible. Apparaissent ensuite l’aigreur, la haine de l’autre, et la victimisation. L’homme ressentimiste n’est jamais responsable, il n’est que victime. C’est cette victimisation permanente qui façonne le ressentiment


Une frustration s’installe, basée sur un prétendu “droit” à la réparation. Bien que parfois légitime, il ne peut être à lui seul le chemin de la guérison. C’est cette croyance qui conduit au ressentiment. Et dans une société qui flirte souvent avec l’égalitarisme, à l’image de ce que Tocqueville a pu montrer par le passé à travers sa conception de la démocratie comme structurellement basée sur une volonté presque malsaine d’égalité permanente, le sujet va nourrir du ressentiment envers les autres, la frontière avec la haine n’étant pas bien épaisse.


Je crois le ressentiment plus structurel en l'homme, car dans une situation économique égalitaire, il se déplace vers la reconnaissance symbolique et exige toujours plus d'égalitarisme ou projette sur l'autre sa détestation.

Vient ensuite la deuxième partie de l’ouvrage, qui s’engage dans une explication collective du ressentiment. Et pour cela, elle s’attache à la question historique du ressentiment collectif, et donc, car c’est inévitablement lié, à celle du fascisme. En effet, le ressentiment collectif apparaît quand le ressentiment individuel d’un bon nombre d’individus se cristallise à l’encontre d’un groupe social, jugé comme responsable de tous les maux. Un cercle vicieux s’installe, entre dominants et dominés, où les dominés focalisent tous leurs espoirs dans un seul homme qui semble entendre leurs plaintes. Les individus, décérébrés par un système patriarcal qui les poussent à voir dans leur “sauveur” un rempart de protection face à ces “autres” qui les assiègent et qui semblent être les seuls responsables de tous leurs maux, ces individus-là qui rentrent dans ce que La Boétie avait si bien nommé, la “servitude volontaire”, en viennent à développer un ressentiment collectif dramatique. Bien évidemment, tout cela est illusoire, mais cela conduit aux pires horreurs.


Dans le cas présent, Cynthia Fleury situe l’origine du ressentiment collectif dans nos sociétés hyper-capitalistes, où tout est perçu sous le prisme de la performance économique, des échecs, mais aussi, comme elle le nomme, de la dénarcissisation du monde du travail qui réifie les individus, les rendant interchangeables. Les individus ne se sentent plus estimés à leur juste valeur créant un sentiment de malaise permanent pouvant aller jusqu’au ressentiment.


Lorsqu'on n'a plus que le trouble pour soi, il est quasiment impossible de l'abandonner.

Enfin, dans une troisième et dernière partie, l’auteure dresse un horizon vers lequel l’individu peut se protéger : la mer, la sublimation. Fort de son expérience en tant que psychanalyste, Cynthia Fleury est extrêmement lucide lorsqu’elle nous avoue qu’elle ne sait pas si l’homme ressentimiste peut s’en sortir, s’il existe des moyens de s’en extraire. Le fameux adage : “mieux vaut prévenir que guérir” est sans doute particulièrement judicieux ici. Pourtant, la philosophe n’hésite pas à dresser des pistes de réflexion. Pour cela, elle s’appuie sur les travaux de Frantz Fanon, psychanalyste du milieu du XXème siècle, précurseur de l’anticolonialisme, qui malgré toutes les discriminations dont il a fait l’objet, n’a eu de cesse de penser sa lutte de manière universelle, affrontant ses tendances ressentimistes, à bien des égards compréhensibles. Au passage, Cynthia Fleury évoque le courant de pensée des colonial studies et cultural studies, qu’elle juge légitimes et pertinentes, tout en les mettant en garde contre une essentialisation qu’elles pratiquent tout en s’en défendant. La philosophe est une universaliste, et elle l’assume dans ce livre.


Quels antidotes, donc, pour lutter contre le ressentiment ? Là encore, l’exercice est difficile. Pourtant, l’auteure nous donne des pistes, comme des branches sur lesquelles se raccrocher face à l'abîme que représente le ressentiment. Cela a déjà été dit, mais il me semble opportun de le rappeler, nous pouvons tous tomber dans le ressentiment, il peut tous nous guetter à un moment ou à un autre de nos vies. Pour tenter d’y échapper, Fleury évoque à plusieurs reprises, l’Ouvert de Rainer Maria Rilke, le poète allemand, ce concept à la fois très vague mais particulièrement intéressant : l’ouverture sur le monde, sur les autres.


Tous ceux qui ont les yeux ouverts ont une conception douloureuse de l'existence. Ils ne se soumettent pas pour autant à l'anéantissement et à l'angoisse.

Cela passe évidemment par les sentiments de l’amour et de l’amitié, mais aussi par l’humour, qui permet de faire un pas de côté. Mais surtout, pour elle, c’est avant tout l'œuvre qui peut nous permettre d’éviter le ressentiment. Et en particulier l’écriture. Mais plus largement, c’est le faire, l’agir, qui nous pousse à avancer, à sublimer ce mal, à l’image de la mer, prendre le risque de quitter le pont, de franchir le cap de la séparation, pour tenter de s’en sortir.


Bien que très dense, et parfois complexe, ce livre est, je pense, relativement accessible. Mention toute particulière à son style, qui est tout à fois doux et bienveillant, à l’image de la psychanalyste qui a fait du soin le cœur de son engagement. Ce livre fait donc un terrible constat : le ressentiment est là, présent, et gangrène peu à peu nos sociétés. En appuyant son propos sur de nombreux penseurs, comme Jankélévitch ou encore Nietzsche, Cynthia Fleury nous pousse à la réflexion et nous oblige à penser ce mal. Mais plus important encore, cet ouvrage nous pousse à sortir de cette victimisation permanente, à nous ressaisir pour agir. Mais bien plus important encore, c’est un formidable plaidoyer pour la responsabilisation de l’individu. Influencée par la pensée sartrienne, elle fait le pari de la liberté du sujet, de sa capacité à faire des choix. Et nous incite à lutter contre les déterminismes, les aléas de la vie, les tragédies, qui peuvent nous enfermer dans le ressentiment, pour tenter de les sublimer.


Un livre doux-amer en somme : doux parce qu’il nous parle de manière bienveillante, amer parce qu’il décrit une triste réalité. A lire d’urgence.


L'antimodernité étant peut-être la seule manière de vivre cette modernité, en étant critique à son égard.

Ce livre, à cheval entre la philosophie politique et la psychanalyse, met sans doute le doigt sur l’un des maux qui caractérisent notre époque : le ressentiment. Au fil des pages, Cynthia Fleury lève peu à peu le voile sur ses mécanismes, ses dynamiques, tant du point de vue subjectif et individuel qu’au niveau plus politique et collectif. En filant le jeu de mots (l’amer, la mère et la mer) tout au long de cet essai, l’auteur nous pousse à mieux cerner ce système de pensée nauséabond, cette maladie presque, qui peut toucher n’importe qui. En montrant que le ressentiment est un processus de “rumination” qui enferme peu à peu l’individu dans un délire victimaire permanent, conduisant à la haine de l’autre, des autres, elle nous met en garde contre ses dérives, en particulier lorsque celui-ci en vient à affecter un groupe d’individus, phénomène bien connu dont le fascisme est sans doute l’exemple le plus parlant. Forte de son expérience en tant que clinicienne, elle reconnaît volontiers que s’en extraire est extrêmement difficile. D’un certain optimisme, et en s’appuyant sur de nombreux penseurs, elle nous offre des pistes de réflexion en guise d'antidotes contre le ressentiment. L’une d’entre elles étant l'œuvre, dans ce qu’elle a de plus créatrice. Car si le ressentiment pousse le sujet à s’enfermer dans la passivité et l’inaction, créer et agir obligent l’individu à se projeter, à s’ouvrir au monde, et à sublimer ce sentiment nuisible et destructeur. A travers ce livre, Cynthia Fleury fait le pari de la liberté, et plus important encore, dresse les contours d’un principe de responsabilisation de l’individu contre toute forme de victimisation permanente. Elle montre que l’individu à le choix, qu’il peut. Un livre doux-amer en somme : doux parce qu’il nous parle de manière claire et bienveillante, amer parce qu’il décrit une triste réalité. A lire d’urgence.

“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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