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Discours de la servitude volontaire - Etienne de La Boétie (1576)

Avec ce texte majeur de philosophie politique, La Boétie donne à celui qui le lit les moyens de ne pas se soumettre et de lutter pour sa liberté.


 

Discours de la servitude volontaire, Etienne de La Boétie, Fayard, Mille et une nuit, 1997 (1576)


Publié en 1576, Le Discours de la servitude volontaire est l'œuvre d'un jeune auteur de dix-huit ans. Ce texte (ô combien actuel !) analyse les rapports maître-esclave qui régissent le monde et reposent sur la peur, la complaisance, la flagornerie et l'humiliation de soi-même. Leçon politique mais aussi leçon éthique et morale, La Boétie nous invite à la révolte contre toute oppression, toute exploitation, toute corruption, bref contre l'armature même du pouvoir.

 

Rédigé entre sa seizième et sa dix-huitième année, Le Discours de la servitude volontaire est un texte court mais qui, pourtant, fera date dans l’histoire de la philosophie politique et dans celle plus générales des idées. De 1576, année de sa parution, jusqu’à aujourd’hui, cet essai n’aura de cesse de fasciner et d’inspirer bon nombre de penseurs. Entre autres, Montaigne, contemporain de la Boétie, qui sera profondément marqué par l’analyse et la conception politique du jeune homme. A chaque périodes troubles de l'histoire de France ou presque, à, chaque fois que le peuple s’est soulevé contre l'autorité souveraine, ce texte fut brandi en guise de justification et de légitimation de la révolte. Mais à quoi exactement tient la place qu’il occupe aujourd’hui dans la pensée politique ?


Si ce texte représente indéniablement une rupture dans la philosophie politique, ou plus exactement sans doute une prise de conscience, c’est par l’acuité extrême dont fait preuve La Boétie lorsqu’il s’attache à décortiquer le concept de servitude et, ce faisant, celui de liberté. Car cette analyse, peut-être déjà sociologique avant l’heure, n’a d’autre objectif que d’étudier les rapports de domination et de servitude qui sont à l’œuvre au sein d’une société.


“Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'ils lui donnent, qui n'a de pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aiment mieux tout souffrir de lui que de le contredire.”


Une analyse lucide et iconoclaste


On le voit, la question à laquelle La Boétie se propose de répondre repose sur un étonnement, presque philosophique, sur une incompréhension de la nature même de la tyrannie. En effet, comment un homme seul peut-il asservir une communauté, une nation de parfois plusieurs millions d’hommes et de femmes ? En d’autres termes, le jeune homme interroge la nature même du système politique dans lequel il vit, à savoir la monarchie. Pourtant, il restera prudent quant à la terminologie qu’il utilise, préférant le mot de “tyran” à celui de “roi”, et les nombreux exemples qu’il prend pour appuyer son propos sont tous issus de l’Antiquité, preuve de la distanciation qu’il entreprend d’effectuer pour ne pas s’attirer les foudres du pouvoir. Mais nous ne nous leurrons pas, peu importe le régime politique en vigueur, La Boétie entreprend d’examiner les raisons qui expliquent l'assujettissement résigné et volontaire du peuple face à son oppresseur.


“Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d'hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n'ayant ni bien, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ?”

Pourquoi donc parler de servitude volontaire ? N’est-ce pas là une sorte d’oxymore tant ces deux termes, unis dans un même concept, semblent contradictoires ? En effet, comment penser sérieusement qu’une personne soit volontairement asservie ? Pourtant ce texte, parfaitement construit, met en évidence les mécanismes qui permettent d’asseoir une tyrannie et surtout, de la maintenir. Dans une réflexion, riche et extrêmement bien construite pour un jeune homme de dix-huit ans, il nous démontre quels sont les mécanismes d’une telle extravagance.


En premier lieu, et dès le début de son raisonnement, La Boétie tâche de démystifier le tyran et sa position ; sous sa plume, ce dernier n’est plus l’homme le plus puissant de la société mais bien un “hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation”. Celui qui exploite, qui domine, qui pille, qui asservit et qui appauvrit son peuple n’est en fin de compte rien ou presque. Mais surtout, il est seul. C’est de cette solitude que née toute l’incompréhension de La Boétie quand à la conservation de régime politique qu’il étudie : “Or ce tyran seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même pourvu que le pays ne consente point à sa servitude”. Un tyran peut en somme être facilement renversé, pourvu que le peuple le souhaite véritablement. Mais alors, dans ces conditions, pourquoi ne revendique-t-il pas sa liberté ?


“C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche.”

On le voit, La Boétie opère un renversement dans l’étude de la servitude, puisqu’en premier coupable, il place non pas le tyran (qui n’est plus grand chose à ses yeux), mais bien le peuple : c’est le peuple lui-même le principal responsable de son sort. Et l’une des raisons qui explique l’existence de cette servitude volontaire réside dans l’acceptation du peuple : il accepte ces contraintes sans les contester, ne se rebiffe pas face à ces coercitions qui lui sont imposées par la force. Bref, la servitude est pour lui l'acceptation du refus de la volonté.


Et de cette acceptation, s’ensuit tout naturellement ce que La Boétie nomme la coutume. Les gens qui naissent sous la tyrannie, ne connaissent aucun autre régime politique, et le peu qu’ils ont, ils ne veulent pas le perdre. Mais s’il y a cette crainte que l’on peut sans doute bien comprendre, ce n’est pas la principale raison du maintien d’une tyrannie. Pour lui, bien que ce soit la coutume qui ait mis certains tyrans sur le trône, c’est le peuple lui-même qui l’y maintient. Au fond, et le constat que fait La Boétie est aussi dur que sans appel : si une tyrannie perdure, c’est parce les hommes se complaisent dans la servitude. En d’autres termes, il en va de la responsabilité du peuple si les tyrans continuent à le dominer ; la servitude n’existe que parce qu’elle est volontaire.


“La nature de l'homme est d'être libre et de vouloir l'être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l'éducation le lui donne.”

Arrive alors un élément dans la pensée de La Boétie qui est véritablement original et novateur : sa conception de la liberté. C’est précisément ici que réside la subversion de La Boétie : à l’époque, il allait de soi qu’une minorité, qu’un tyran soit à la tête d’un peuple, c’était perçu comme naturel (par exemple, un roi était un roi de droit divin). Or la Boétie affirme qu’il ne s’agit pas là de nature, mais de coutume : autrement dit, c’est l’habitude, la tradition qui fait qu’un tyran reste tyran. Il n’y a rien de naturel là-dedans : “il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle ; c'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre”. La Boétie est donc en un sens un précurseur : il opère un processus de dénaturalisation du concept de domination (il n’est pas naturel d’être dominé, assujetti) et à la fois un processus de naturalisation du concept de liberté (il est dans la nature de l’homme d’être libre). A ce titre, le Discours de la servitude volontaire préfigure les travaux de Hobbes ou Rousseau... Cependant, et paradoxalement, il affirme également que cette coutume à plus de force que la nature. S’il il est naturel d’être libre, il est également naturel de céder à l’éducation qu’on nous donne. De là viendrait notre servitude.


“Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotis, mais il faut avoué qu'elle a moins de pouvoir sur nous que l'habitude.”


Un texte d'une grande actualité


Mais si ce texte est d’une si grande actualité, c’est que les principes qu’il dévoilent sont aussi visibles aujourd’hui. En effet, si les mécanismes et idées qu’il développe ici ont pour origine la domination d’une majorité par une minorité, quand est-il lorsque la relation s’inverse. En d’autres termes, quand est-il de la domination d’une minorité par la majorité ? N’est-ce pas le propre de la démocratie que le gouvernement de la majorité ? En somme, toutes les questions et problématiques soulevées par La Boétie sont toujours valables aujourd’hui, et bon nombre de travaux désormais tentent de mettre à jour et d’éclairer toutes les formes de dominations perpétrées à l’encontre des minorités, qu’elles soient ethniques, religieuses ou sexuelles. En définitive, chaque page de cet essai rentre en écho avec notre modernité. Et c’est précisément pour cela que ce Discours de la servitude volontaire doit être être lu et relu : il s’agit d’un véritable plaidoyer pour la liberté dont la modernité doit se nourrir.


Finalement, que retenir de cet essai philosophico-politique ? Deux conceptions peuvent ici entrer en confrontation. D’abord, certains y ont vu une forme de conservatisme de la part de La Boétie : en pointant du doigt la responsabilité première du peuple, il démontre tout le mépris qu’il peut avoir à son endroit : “Le peuple a toujours ainsi fabriqué lui-même les mensonges, pour y ajouter ensuite une foi stupide”. C’est aussi une sorte de critique de la masse, du peuple, de sa bêtise. En exagérant un brin, on pourrait presque interpréter son propos en disant ceci : il vaut mieux une injustice que le désordre, préférer l’ordre plutôt que le chaos. Mais c’est une forme de conservatisme dissident, subversif, puisqu’il met en évidence les ressorts de la servitude, et ce faisant, appel d’une certaine manière à la révolte.


C’est ainsi qu’on arrive à une deuxième lecture qui prévaut sans doute aujourd’hui : ce livre est profondément révolutionnaire. Si le peuple est le premier fautif, s’il est la source de tous ses maux, il peut en être également le remède : il n’y a pas de tyran sans esclave, et c’est l’esclave qui fait le tyran. Il s’agit donc en réalité d’un plaidoyer en faveur d’une prise de conscience collective face à notre servitude, et par là même d’un moyen d’accéder à notre affranchissement, presque d’un appel à la révolte. Grâce à son livre, La Boétie donne à celui qui le lit les moyens de ne pas se soumettre.


Valable en son temps comme aujourd’hui, peut-être même surtout aujourd’hui alors même que nous vivons en démocratie, ce Discours de la servitude volontaire doit perpétuellement nous pousser à nous interroger sur notre système politique, à le questionner, à le remettre en question peut-être parfois, mais surtout, à défendre notre liberté.


“Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race”.

Finalement, ce texte surprend peut-être d'abord par la jeunesse de son auteur (il avait à peine dix-huit ans lorsqu'il l'a écrit). Vient ensuite la pertinence de son propos, lui qui mêle argumentation érudit et violente dénonciation de l'absolutisme et de la domination du peuple. Livre majeur de philosophie politique, aussi court que facilement compréhensible, son auteur nous invite à questionner l'ordre des choses et à penser notre liberté comme un concept politique et démocratique en perpétuel mouvement. En définitive, La Boétie donne à celui qui le lit les moyens de ne pas se soumettre.

“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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