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La part d’ombre, le risque oublié de la guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau (2023)

Un livre d'entretiens sur la trajectoire d'un historien spécialiste de la violence et de la guerre, qui nous invite à penser la guerre autrement.


 

La part d’ombre, le risque oublié de la guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau, Les belles Lettres, 2023

Sur fond de retour de la guerre en Europe, ce livre d’entretiens retrace la trajectoire intellectuelle de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, dont l’oeuvre a contribué à transformer notre vision de la Première Guerre mondiale et à renouveler en profondeur notre approche du fait guerrier et des violences combattantes.


Dialogue à bâtons rompus entre deux spécialistes, laissant apparaître accords et désaccords, La Part d’ombre souligne la difficulté pointée par Stéphane Audoin-Rouzeau à regarder la guerre de près et bien en face. Interrogeant nos seuils de tolérance, nos refus de voir, nos aveuglements comme nos illusions les plus tenaces, il éclaire d’un jour très cru tout ce qui alimente notre déni occidental face à la violence de guerre, à ses atrocités, alors que, jour après jour, leurs images font le tour du monde.

 

Stéphane Audoin-Rouzeau est l’un des grands spécialistes contemporains de la Première Guerre Mondiale et, depuis plus d’une quinzaine d’années maintenant, du génocide rwandais. Historien reconnu pour ses travaux sur les objets de guerre, sur les acteurs sociaux lors du premier conflit mondial, sur le vécu de ces « gens d’en bas » pendant ces terribles années, il a peu à peu fait de la violence de guerre l’une de ses grandes spécialités.


On retrouve ici l’historien dans un ouvrage plutôt éloigné des travaux historiographiques qu’il a l’habitude de mener. La part d’ombre est en effet un livre qui sort des sentiers maintes fois battus par Stéphane Audoin-Rouzeau et des ouvrages et articles universitaires qu’il a rédigés durant sa brillante carrière de chercheur. Car ce livre est atypique, et même plutôt étonnant, autant par sa forme que par le cœur de son propos. Cette originalité, on la doit sans doute à Hervé Mazurel, ancien élève de Stéphane Audoin-Rouzeau et historien lui-même. Durant le confinement, il lui a proposé d’écrire ensemble un livre dentretiens sur la trajectoire intellectuelle et parfois même personnelle de son ancien professeur. Ces échanges s’étant principalement réalisés par emails, situation sanitaire oblige, la lecture de ce livre n’en reste pas moins particulièrement agréable. Le style, clair et concis, y est sans doute pour beaucoup : conçus de manière singulière par la force des choses, ces échanges écrits n’en gardent pas moins une forme de spontanéité et d’authenticité propres aux dialogues. Ce format original crée ainsi un espace de liberté et de réflexivité dans lequel les propos prennent, me semble-t-il, un sens particulier.


Conçu pendant deux ans durant la crise du covid-19 et publié en début d’année 2023, ce livre prend, à travers le contexte géopolitique actuel, et en premier lieu à cause du conflit ukrainien, une résonance sans doute assez éloignée de ce que les deux auteurs pouvaient imaginer à ses prémices. Pourtant, force est de constater que couve entre les lignes de ce livre un concept qui n’est pas directement évoqué, où du moins qui n’est pas au cœur même des propos. Ce concept, c’est celui du déni de la guerre.


Je ne suis historien que de la part d'ombre.

Le déni de guerre comme fil conducteur


L’idée même de ce livre était de retracer la trajectoire du chercheur et historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Ayant très tôt choisi de faire de la Grande Guerre son objet de recherche principal, il s’est, dès lors, particulièrement intéressé à la violence de guerre, à ses cruautés, mais aussi à la façon dont ses acteurs ont traversé ce « temps » propre à ce genre d’événement : « Le temps de guerre est autre, radicalement autre, il modifie de fond en comble les comportements sociaux, les manières de penser et d'agir, les représentations de soi et du monde ».


A travers l’évocation de ses ouvrages principaux, dont par exemple Cinq deuils de guerre 1914-1918 (2001) ou encore Combattre : une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe – xxie siècle) (2008), Hervé Mazurel invite Stéphane Audoin-Rouzeau à revenir sur son parcours, ses choix, mais également sur les idées et concepts qui traversent l’ensemble de son oeuvre.


En termes de violence de guerre, rien n'est plus immoral à mes yeux que le déni.

La question du corps par exemple, est l’un des éléments centraux de ses travaux. Trop longtemps, à ses yeux, le corps des combattants a été un angle mort de l’historiographie moderne. Pourtant, l’expérience de la guerre, particulièrement dans les tranchées lors de la guerre de 14-18, se vit avant tout par le corps : les cris de douleur, les explosions, l’utilisation des armes sont au cœur même de tout fait guerrier. A contrario de nombreux travaux d’historiens qui mettaient la focale sur les « grands » qui ont fait l’histoire (les homme politiques, les généraux, les Etats, etc..), lui s’est attaché à étudier les soldats eux-mêmes, les gestuelles, leurs affects, bref leur vécu.


Trop longtemps attachée à analyser les grands événements de l’histoire, la discipline historique contemporaine a longtemps mis de côté les acteurs sociaux qui ont véritablement pris part à la guerre. Trop longtemps détachée aussi sans doute de ce qu’était vraiment la guerre : ses horreurs, sa violence intrinsèque, sa cruauté parfois, mais aussi sa douleur et son deuil. A l’heure où la guerre est aux portes de l’Europe, il semble particulièrement opportun d’entendre la voix d’un historien de la violence qui nous rappelle ce qu’est la guerre, profondément. Et nous permet de sortir de ces « impensés » de la guerre propres à nos sociétés pacifiées.


Mais la guerre ne se fait pas uniquement sur les champs de bataille, particulièrement depuis le début du XXème siècle. En temps de guerre, l’avant (les soldats) ne peut être complètement séparé de l’arrière (la société civile). Notamment parce qu’il y a véritablement une culture de guerre qui traverse l’ensemble de la population : propagande, diabolisation de l’ennemi, le deuil aussi, etc.. Et c’est précisément parce que l’ennemi est essentialisé et construit socialement que la violence de guerre peut s’exécuter : « Il faut un soubassement idéologique au déploiement des atrocités de guerre : un système de représentations leur est toujours nécessaire, et qui passe nécessairement par le langage ».


Je suis persuadé que la guerre, et dans la guerre le combat et sa violence intrinsèque, constitue l'épreuve collective la plus importante que puisse traverser un acteur social.

Par l’intermédiaire d’Hervé Mazurel, Stéphane Audoin-Rouzeau revient également sur un débat adossé à la Première Guerre mondiale, celui du « consentement » de la population à la guerre. Les populations des sociétés engagées dans ce conflit consentaient-elles à la guerre ou étaient-elles contraintes, par l’appareil étatique par exemple ? Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, on ne peut exclure le libre arbitre d’une grande partie des populations à accepter la guerre. Le conflit ukrainien tend d’ailleurs à lui donner raison tant il semble que l’ensemble de la population ukrainienne se soit mobilisé pour défendre son pays…


Le travail de l’historien, du chercheur, de l’enseignant


Si cet ouvrage met en lumière les travaux de chercheur de Stéphane Audoin-Rouzeau autour de la guerre et de sa violence, il permet aussi de revenir sur sa carrière d’enseignant, sa relation à ses élèves et au milieu universitaire. Bien que plutôt conservateur, il ne s’est jamais véritablement engagé politiquement : « Je me méfie de l'engagement, je me méfie de la conviction politique, et de tout militantisme. Je m'en méfie parce que je ne crois pas vraiment à mes propres convictions politiques, et très généralement, en ce domaine, je doute ». Avec un peu de malice sans doute, il note néanmoins que les sciences sociales, aujourd’hui, sont portées majoritairement par des gens de gauche. Ainsi, nombre de ses élèves ne partagent pas ses opinions politiques (notamment militaristes par exemple), ce qui ne l’empêche pas de créer des relations de confiance avec ses doctorants. C’est précisément grâce à l’une d’entre elles (Hélène Dumas) qu’il a vécu un basculement profond qui l’a amené à changer d’objet d’étude : après la Grande Guerre, le génocide rwandais.


En 2008 Hélène Dumas, alors l’une de ses doctorante, l’invite au Rwanda, et c’est dans ce pays qu’il s’apercevra que lui, le spécialiste de la violence de guerre, était passé complètement à côté du dernier génocide du XXème siècle, alors même qu’il était déjà enseignant. Chose qu’il a visiblement du mal à se pardonner, et dont cet exercice de dialogues lui permet de revenir dessus : « Lorsque le génocide des Tutsis rwandais a commencé, le 7 avril 1994, je n'ai rien vu, absolument rien vu. Et je considère que cet aveuglement est sans excuse ». Il reconnaît, avec une sincérité qui est tout à son honneur, que cette forme de déni (encore lui) est dû au « racisme inconscient » qui sommeille en nous. Cela étant dit, il a fait du génocide rwandais un sujet d’étude qui l’occupe depuis plus de quinze ans maintenant, au point d’en être devenu l’un des principaux spécialistes français. Le président Macron lui-même avait songé à lui afin de présider la Commission française d’historiens sur le rôle de la France au Rwanda, rôle finalement obtenu par Vincent Duclert.



L'ethnicité, au Rwanda, est une construction, et une construction bâtie tout d'abord par les premiers voyageurs européens arrivés sur place à la fin du XIXème siècle, qui regardent avec leurs lunettes occidentales de l'époque une société complexe qui leur échappe. Ils lisent celle-ci en termes essentiellement ethniques et raciaux, en plaquant sur elle des schémas de domination sociale directement issue de leur propre histoire.

Finalement, à travers ce livre, Hervé Mazurel et Stéphane Audoin-Rouzeau évoquent le travail de l’historien, du chercheur mais également celui de l’enseignant. Stéphane Audoin-Rouzeau pense ainsi le métier d’historien comme une façon d’écouter les acteurs sociaux du passé et, plus particulièrement, en tant que spécialiste de la violence et de la guerre, comme une façon d’entendre la souffrance des soldats : « Le moins que nous puissions faire, en historiens, c'est de rendre justice à toutes ces vies dévastées depuis plus d'un siècle en évitant qu'elles soient absolument effacées ». En tant qu’enseignant et chercheur, il est à la recherche d’une forme d’amélioration constante, discipline qu’il se donne pour lui-même, mais également pour ses élèves. En définitive, ce livre dresse donc le portrait, parfois très personnel, d’un historien, de son rapport à l’histoire, à la violence et à la guerre, mais aussi à son métier et à ses contemporains.


Ce livre d’entretiens revient sur la trajectoire intellectuelle et personnelle de Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de la Première Guerre mondiale et de sa violence. À travers les questions de son ancien élève Hervé Mazurel, l'historien revient sur ses travaux et les principaux concepts qui les traversent. En particulier celui du corps, longtemps un angle mort d’une grande partie des travaux historiographiques sur cette période. De manière plus générale, Stéphane Audoin-Rouzeau évoque l’ambition qu’il a fait sienne de mettre en lumière le vécu des acteurs sociaux lors de ces cinq années de conflit. A contrario de nombreux travaux d’historiens qui mettaient la focale sur les « grands » qui ont fait l’histoire (les homme politiques, les généraux, les Etats, etc...), lui s’est attaché à étudier les soldats eux-mêmes, leur vécu, leur violence, leur cruauté parfois, mais aussi leur douleur, leur souffrance, et le deuil que tout cela engendre. Il évoque aussi un autre de ses objets de recherche : le génocide rwandais. Devenu aujourd’hui l’un des spécialistes français, il était à l’époque, pourtant, passé complètement à côté de cet événement majeur. Lui, le spécialiste de la guerre et de la violence, n’avait alors pas pris conscience de l’ampleur du dernier génocide du XXème siècle. Ouvrage sans doute trop court tant les sujets à creuser semblent particulièrement nombreux, on entendra, en pointillés au fil des pages, revenir un concept peut-être pas suffisamment creusé, mais ô combien important : celui du déni de guerre. À l’heure où la guerre est aux portes de l’Europe, il semble particulièrement opportun d’entendre la voix d’un historien de la violence qui nous rappelle ce qu’est la guerre, profondément. Et nous permet de sortir de ces « impensés » de la guerre propres à nos sociétés pacifiées.


Merci aux éditions des Belles Lettres et aux équipes de Babelio pour l’envoi de ce livre dans le cadre d’une Masse Critique


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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