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La Naissance de la tragédie - Friedrich Nietzsche (1872)

A l'aube de sa pensée, l'auteur évoque déjà à travers la tragédie grecque des concepts qui ne le lâcheront plus par la suite.


Avec ce livre Nietzsche révolutionne la manière d'appréhender l'Antiquité grecque.
 

La Naissance de la tragédie, Friedrich Nietzsche, 2013 (1872)

En publiant en 1872 La Naissance de la tragédie, Nietzsche bouleverse la compréhension classique de l’Antiquité grecque, sereine et mesurée, et révolutionne du même coup la compréhension de la philosophie elle-même. Le triomphe de la tragédie, avec sa vision du monde d’une noirceur impitoyable, a tout d’une énigme. Nietzsche analyse les deux logiques artistiques qui s’y entrelacent – l’apollinien, transfiguration du monde par l’apparence et la beauté, et le dionysiaque, envoûtement musical qui provoque l’identification avec le coeur indestructible de la réalité –, et montre qu’elle a sauvé les Grecs du naufrage dans le pessimisme qui les menaçait. La supériorité de l’art sur la connaissance est ainsi révélée et le modèle de la rationalité théorique, incarné par Socrate, devient objet de suspicion. Nietzsche dessine alors la perspective d’une renaissance de l’esprit dionysiaque dans la musique contemporaine ; en somme, Wagner pour nous sauver du socratisme, conformément à l’exigence de « ce livre audacieux » : « voir la science dans l’optique de l’artiste, mais l’art dans celle de la vie… ».

 

Cet essai du philosophe Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, provoque dès sa sortie, en 1872, une intense polémique parmi les penseurs allemands de son temps, et particulièrement parmi les spécialistes de la Grèce antique. Et pour cause : dans la ligne de mire de Nietzsche, une élite intellectuelle qui idéalise les Grecs et spécifiquement ceux qui font de la période dite “classique” l’alpha et l’oméga de leur pensée. En réalité, plus qu’une réflexion critique sur la genèse de l’art grec, l’auteur s’attache donc à montrer comment l'avènement de Socrate et de sa pensée ont en réalité dénaturé ce qu’était pourtant le socle du génie de l’art grec : la tragédie.


La tâche suprême de l'art, celle qu'il faut qualifier de véritablement sérieuse : délivrer l'œil du regard jeté dans l'horreur de la nuit et sauver le sujet du spasme des émotions et de la volonté grâce au baume de l'apparence qui apporte la guérison.

Peut-être que ce qu’il faut retenir d’emblée à la lecture de ce livre, chose pourtant évidente mais que l’on a trop tendance à oublier, c’est que la pensée grecque, et surtout ce qu’occupe particulièrement Nietzsche ici, à savoir l’art grec, ne sont évidemment pas apparus avec la naissance de Socrate (vers -470 av JC). Avant lui, existait, durant cette époque que l’on appelle souvent la période présocratique, une originalité exceptionnelle qui a été, aux yeux de Nietzsche, le véritable âge d’or de la tragédie grecque. Pour ce dernier, Socrate représente en effet le début de la décadence de l’art grec et, cela, par l’entremise des pièces du dramaturge Euripide qui a été le porte-parole de la pensée socratique dans le champ artistique. Mais nous y reviendrons un peu plus loin.


D’abord arrêtons-nous sur l’élément qui interroge en premier Nietzsche. Pour lui, ce qui est remarquable n’est pas tant de savoir qu’elle est véritablement l’origine de la tragédie grecque, quelles en sont exactement les conditions d’apparition, mais plutôt de comprendre à quel besoin essentiel la tragédie a répondu. De prime abord, la réponse qu’apporte Nietzsche est plutôt surprenante : contrairement à toutes les idées préconçues que l’on peut avoir de cette civilisation, de la grande originalité de leur culture et de leur pensée, de leur grande sagesse en définitive, l’aspect de leur culture le plus pertinent est l’incroyable pessimisme qu’ils avaient mis dans leur vision du monde. Pour eux, notre passage sur terre, l’existence est un champ de souffrance et de désolation. Dès lors, pourquoi est-ce dans une époque où le pessimisme est le plus terrible qu’apparaît précisément la tragédie ?


Pour répondre à cette question, sont introduits ici deux concepts qui seront au cœur de la pensée nietzschéenne par la suite : celui de pulsion et celui de vie. On le sait, la philosophie de Nietzsche est animée par un aspect vitaliste indéniable. Ici, dans l’un de ses premiers ouvrages, on sent déjà poindre le souci qu’aura le philosophe pour la vie, et cela à travers l’art grec : pour lui, la tragédie est apparue avant tout pour répondre au besoin vital que les grecs ont eut d’affronter cette vision du monde pessimiste. Le problème central est de comprendre dans quelle mesure l’homme peut lutter contre le délabrement de la vie, résister à la mort et surpasser une certaine forme d’écœurement qu’il a pour sa propre condition.


C'est à leurs deux divinités artistiques, Apollon et Dionysos, que se rattache notre connaissance de la formidable opposition, d'origine et de buts, existant dans le monde grec, entre l'art du créateur d'images, apollinien, et l'art non plastique de la musique, celui de Dionysos : ces deux pulsions, si différentes, avancent côte à côte, le plus souvent en conflit ouvert.

Les Grecs se reposent sur le monde olympien, sur celui de leurs dieux qui, par tout ce qu’ils représentent, leur sont d’une aide précieuse pour faire face aux angoisses engendrées par la condition humaine. Leur existence est idéalisée et symbolise parfaitement ce que la vie devrait être. C’est donc en faisant appel aux dieux dits "artistiques" que Nietzsche introduit les deux figures emblématiques des instincts et des pulsions qui sont significatives dans l’art grec : Apollon et Dionysos.


De La Naissance de la tragédie, ce que Nietzsche appelle l’apollinien et le dionysiaque sont les deux concepts les plus célèbres. Pour lui, l’histoire de la culture grec est avant tout celle de la rivalité entre ces deux pulsions contradictoires et pourtant complémentaires. D’un côté, nous avons l’apollinien, créateur d’images, qui pousse à l’individualisation, à la recherche de limites, dont le rêve en est le moteur. De l’autre, il y a le dionysiaque, porté par l’ivresse, qui pousse à la destruction de la réalité individuelle pour ramener l’homme vers l’un originaire et la nature. En matière de création artistique, il y a donc l’art plastique qui repose sur des images, et l’art non plastique dont la musique est le principal moteur.


On le voit, il y existe une opposition, presque une lutte, entre ces deux pulsions que Nietzsche a ainsi mis en évidence. Mais ce n’est pas tout : pour le philosophe, le génie de l’art grec, réside avant tout dans le fait d’avoir su réconcilier provisoirement l’apollinien et le dionysiaque dans une seule et même unité artistique, à savoir la tragédie. Pour lui, la tragédie est donc l’aboutissement de l’art grec.


Sous la magie du dionysiaque, ce n'est pas seulement le lien d'être humain à être humain qui se renoue : même la nature aliénée, hostile ou asservie célèbre à nouveau la fête de sa réconciliation avec son fils perdu, l'homme.

Pour pleinement saisir le sens de ce qu’affirme Nietzsche, il faut se rappeler qu’originairement, la tragédie n’était pas telle que nous la connaissons aujourd’hui. Elle était même plutôt très éloignée de l’expression théâtrale à laquelle on se plaît parfois d’assister. A ses débuts, la tragédie est avant tout religieuse et s’inspire du dithyrambe, cette cérémonie dédiée à Dionysos où un chœur d’hommes chantait un hymne accompagné d’une danse. C’est ainsi que, contrairement à aujourd’hui, la musique était alors au cœur de la tragédie à travers les chants.


Mais le dionysiaque présent dans la tragédie ne s’arrête pas à cet unique aspect musical. Par l’intermédiaire des chants, les personnes qui assistaient à la tragédie étaient envoûtées, comme pourrait le faire l’ivresse. En d’autres termes, l’homme entrait en une sorte de transe et se trouvait de ce fait dépossédé de sa propre identité, de sa personnalité, pour s’identifier à l’un originaire, à Dionysos lui-même et à sa souffrance. En chantant et en dansant, il devenait donc le compagnon d’un dieu, un satyre. Dans la tragédie originelle, il n’y avait donc aucun spectateur, aucune distinction entre le “spectacle” et ceux qui l’observaient : les personnes qui assistaient à cette tragédie-là vivaient une expérience de dépossession de soi pour s’identifier à l’Un, à la nature d’une certaine manière. La tragédie était donc une forme de “consolation métaphysique”, un moyen transcendantal d’accéder à l’éternité.


Nietzsche affirme donc que la tragédie est avant tout née de la musique et du dithyrambe en l’honneur de Dionysos. Les images dont les décors et les acteurs avec leur individualité sont les vecteurs, l’apollinien donc, n’étaient que second. Au fond, le plus important ne se passait pas sur scène : ce qui s’y déroulait n’était en réalité qu’un deuxième moment de la tragédie, qu’une traduction du dionysiaque. L’essence dionysiaque qui se dégageait de ce chœur satyrique était en définitive traduit sur la scène par l'apollinien qui projetait des images, qui matérialisait cette transe. Pour le dire encore d’une autre manière, l’apollinien traduisait le dionysiaque ; le dionysiaque était originaire, premier alors que l’apollinien n’intervenait que secondairement. La priorité était donnée à Dionysos.


Euripide aussi, en un certain sens, n'était que masque : la divinité qui parlait à travers lui n'était pas Dionysos, pas non plus Apollon, mais un démon tout juste né, nommé Socrate. Voilà la nouvelle opposition : le dionysiaque et le socratique, et l'œuvre d'art qu'est la tragédie grecque en périt.

C’est ici précisément qu’intervient la césure, la rupture que Nietzsche met en évidence. Pour lui, l’art grec est devenu décadent quand le dionysiaque a disparu. Lorsque le chœur a progressivement été négligé, la tragédie a perdu toute sa force et son utilité. La culture tragique a donc disparu à cause de l’incompréhension à l’égard du chœur. Pour le philosophe allemand, l’homme qui a incarné cette disparition du véritable esprit tragique n’est autre qu’Euripide, l’un des grands auteurs de théâtre grec antique. Pour Nietzsche, Euripide a introduit la philosophie socratique et la rationalité dans la tragédie et l’a, de fait, condamnée. Car, en agissant sans doute inconsciemment de la sorte, il a privilégié au détriment du dionysiaque, non pas l’apollinien, mais le socratisme. Ce socratisme esthétique, l’auteur le résume ainsi avec cette loi que l’art tâchera de toujours suivre par la suite : "tout doit être rationnel pour être beau". En définitive l’art est donc, d’une certaine manière, corrompu par la Raison et par Socrate. Grave erreur, selon Nietzsche.


Finalement, on sent dans cet essai de Nietzsche le pessimisme schopenhauerien selon lequel la réalité n’est que douleur, contradiction et absurdité. Pour lui, les Grecs avaient bien su prendre conscience de ce pessimisme mais, au lieu de succomber à la fatalité que pareille conception du monde aurait pu créer chez eux, ils en ont fait une formidable affirmation de la vie. D’une certaine manière, la vie est de ce fait divinisée et sacralisée. Le sentiment qui en résulte est ce qu’il appelle la sérénité des Grecs.


Rien ici ne rappelle l’ascèse, l’intellectualité et le devoir : seule parle ici une existence luxuriante, voire même triomphante, dans laquelle tout ce qui existe, bien ou mal, peu importe, est divinisé. Et le spectateur pourrait bien demeurer interdit face à cette fantastique exubérance de la vie.

Dans ce livre, on voit donc déjà poindre quelques éléments de la philosophie nietzschéenne mettant la vie au cœur de son projet. Face à un besoin vital de faire face au pessimisme résultant de leur vision du monde, les Grecs ont dû pleinement affirmer la vie, en ce qu'elle a de plus sacrée. L’art a été le moyen par excellence pour y parvenir, notamment grâce à la tragédie. A travers elle, deux pulsions pourtant opposées ont su être réconciliées : l’apollinien et le dionysiaque. Le dionysiaque, cet élan amenant à une dépossession de soi vers l’essence du monde, porté par la musique et le chœur, est le principe premier de la tragédie. Vient ensuite l’apollinien, qui traduit sur scène en apparence et en images harmonieuses ce que le dionysiaque a révélé. Tout en donnant la priorité à Dionysos, c’est l’association de ces deux pulsions artistiques qui ont fait de la tragédie l’aboutissement de l’art grec. Le déclin a commencé avec l’avènement du rationalisme socratique. Par l’entremise de l’auteur tragique Euripide qui a amené dans le champ artistique la philosophie de Socrate, Dionysos a disparu, faisant alors de la tragédie le royaume des images et surtout de la Raison, et condamnant de ce fait la tragédie et les Grecs. En définitive, La Naissance de la tragédie préfigure déjà ce que sera par la suite la philosophie de Nietzsche : entre lyrisme et critique de la modernité, cet ouvrage est sans doute, pour celui qui s’intéresse à l’art, le plus accessible pour se familiariser avec la pensée de l’auteur.


L'envoûtement est le présupposé de tout art dramatique.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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