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Une désolation - Yasmina Reza (1999)

  • Photo du rédacteur: Max
    Max
  • il y a 4 heures
  • 6 min de lecture

Un monologue intérieur d'un cynisme et d'une âpreté jouissive qui offre un point de vue singulier sur la solitude et la vieillesse. Éblouissant.

Un monologue intense, déroutant et cynique sur la vieillesse d'un homme face à la modernité

Une désolation, Yasmina Reza, Folio, 2016 (1999)

« À l’heure du tout est possible, à l’heure où j’aurais risqué ma peau pour tenir mon rang de vivant, mon fils veut le calme et la douceur, mon fils veut, dans la paix, panser ses minables plaies de l’âme. Moi dont l’unique terreur, sans cesse, fut la monotonie des jours, moi qui ai poussé les battants de l’enfer pour fuir cet ennemi mortel, j’ai engendré un véliplanchiste. »

Yasmina Reza occupe une place singulière dans le paysage littéraire français. Née à Paris en 1959, d’un père ingénieur d’origine iranienne et d’une mère violoniste d’origine hongroise juive, Reza est une artiste aux multiples facettes : dramaturge, romancière, scénariste. Au fil de sa carrière, elle a nourri une œuvre où le langage est à la fois scalpel et refuge. 


En tant qu’autrice de pièces de théâtre, elle s’est imposée dans les années 1990 avec des œuvres devenues cultes comme Art (1994), pour laquelle elle a reçu le prix Molière, ou encore Le Dieu du carnage (2006), adaptée au cinéma par Roman Polanski. De fait, Yasmina Reza est aujourd’hui l’une des dramaturges françaises les plus jouées dans le monde.


Côté littérature, sa carrière a commencé en 1999 avec Une désolation, livre dont il sera question ici. Néanmoins, ces dernières années ont été marquées par ces parutions, notamment Babylone, lauréat du prix Renaudot en 2016, ou encore Serge, en 2021, à laquelle l’une des chroniques de ce site est dédiée.


Sa plume, acérée et ironique, explore les petites lâchetés, les hypocrisies et les vanités humaines avec une cruauté souvent drôle, mais jamais gratuite. Une désolation, publié en 1999 chez Albin Michel, et aujourd’hui disponible chez Folio, s’inscrit dans cette lignée. Ce court roman, qui prend la forme d’un monologue intérieur, est percutant à plus d’un titre et, peut-être, représente une belle porte d’entrée dans l’univers de Yasmina Reza. À travers le regard désabusé d’un homme vieillissant, Reza interroge la filiation, le sens (ou l’absurdité) de la vie, et la faillite des idéaux.


Moi dont la seule terreur est la monotonie des jours, moi qui pousserais les battants de l’enfer pour fuir cet ennemi mortel, j’ai un fils qui savoure des fruits exotiques chez les Canaques. La vérité a plusieurs visages, m’a dit ta sœur dans un élan de connerie. Certes. Mais la vérité sous les traits du mangeur de papayes m’est opaque, sais-tu.

Le vide existentiel d’un anti-héros


Ce livre se présente comme le monologue intérieur (ou une longue lettre, difficile de savoir) d’un vieil homme nommé Samuel, à son fils, parti à l’autre bout du monde pour profiter de la vie. 


Samuel est un homme acariâtre, aigri, misogyne et désabusé, qui ne cesse de remettre en question les choix de vie de son fils, visiblement oisif et paresseux, ou tout simplement pour qui vivre signifie seulement voyager et découvrir de nouvelles cultures. Difficile de s’en faire une idée précise, ce livre n’offrant que le point de vue de son père amer et, en lisant entre les lignes, peut-être affecté par l’éloignement de son fils.


Toujours est-il que le titre de ce livre n’aurait pas pu être mieux trouvé : Samuel vit une désolation existentielle. Il se plaint de sa famille, de sa femme, de sa fille et de son gendre, de son époque. Le discours est souvent violent, dépréciatif, d’un ressentiment des plus éloquents, mais jamais plat ni caricatural. Symbole d’une certaine forme de modernité, le vieil homme est désemparé face à la vie de retraité qu’il a désormais. La fracture générationnelle qu’il vit avec ses enfants est évidente.


Tu as donc décidé de prendre une année sabbatique, terme pudique pour désigner en réalité, si j’écoute ton entourage, une vie sabbatique. Bref tu as décidé de ne plus rien foutre. Bien.

Solitude et vieillesse


On l’aura compris, ce premier roman de Reza donne la parole à un homme en perte de sens. Face à la solitude et la vieillesse, il ne reste à Samuel que sa verve, mais surtout son aigreur et son fiel, et aussi, peut-être sa tristesse.


À travers cette voix solitaire, Reza fait entendre quelque chose d’universel : la peur de ne plus être écouté, la crainte de ne plus compter, le sentiment d’étrangeté au monde. Au-delà du portrait d’un homme, Une désolation dresse celui d’un moment de l’existence où l’on regarde derrière soi avec incrédulité. Jean ne comprend plus son fils ni son entourage, son temps, les idéaux contemporains. 


Tout au long de ce texte, il aligne les attaques ironiques et cyniques contre son fils, sa fille, sa femme et tout ceux qui l’entourent. Son amertume, sa méchanceté même, n’a que peu de limites. Et les femmes qu’il côtoie en font souvent les frais.


Pourtant, c’est sa rencontre avec une vieille connaissance, Geneviève, qui donne un second souffle à ce récit. Si la première partie de ce livre était majoritairement concentré sur le monologue d’un père à son fils (souvent drôle et chirurgical), la seconde partie, quant à elle,  par l’entremise de cette vieille femme (elle aussi) grâce aux dialogues que Samuel retranscrits, penchent peu à peu vers une douce mélancolie. Remarquable.


Bref, ce livre prend donc la forme d’un monologue intérieur d’un vieil homme que le temps rattrape, et avec lui le sentiment de vieillesse qu’il ne sait gérer. Et quoi de plus simple que d’en vouloir à la terre entière quand sa vie se révèle loin des espérances qu’on y avait mis durant sa jeunesse ?


J’ai terminé le dimanche accablé de solitude et de désespoir. J’ai toujours envisagé le désespoir comme lié à la perspective de l’existence. Je découvre aujourd’hui un désespoir émancipé du temps.

Yasmina Reza, une dialoguiste hors pair


Par sa brièveté (ce roman est, somme toute, relativement court), Une désolation peut sembler mineur dans l’ensemble de l’œuvre de Yasmina Reza. Pourtant, il condense plusieurs de ses thèmes majeurs : les relations familiales tendues, le désamour, la difficulté à transmettre, le vide existentiel. Comme pour Serge, la banalité de son personnage est contrebalancée par la pertinence et la finesse de son esprit, qui nous offre de remarquables passages sur le quotidien de la vie de Samuel.


Ce roman est aussi un exercice de style : réussir à maintenir l’attention du lecteur à travers un monologue, sans trame narrative classique, sans dialogues, est une gageure. On sent toute la sensibilité artistique de Yasmina Reza, qui s’exprime de façon plus ordinaire dans ses pièces de théâtre. De fait, certes, ce livre ne doit pas être lu pour son intrigue – il n’y en a pas – mais pour son ton, pour son regard sur notre époque. Ce regard n’est pas tendre, mais il est d’une grande justesse.


Enfin, et je l’avais déjà souligné pour Serge, mais ici aussi, Reza excelle par ses dialogues. La maîtrise de cet exercice lui vient évidemment de son expérience en tant que dramaturge, mais comment ne pas conclure cette chronique sans mettre en exergue, un fois encore, son talent pour le parlé, la parole. Chacune des phrases de Samuel est percutante. D’une simplicité parfois désarmante, d’une profondeur loin d’être anodine, elles font mouche à tous les coups. Exceptionnel.


Je lui dirais, ne t’offusque pas mon garçon de mon discours exécrable, avec les gens qui me sont chers, j’aime frôler le précipice, j’aime le péril extrême. Je me mets en état d’extrême odieuserie ou en état d’extrême laideur pour tester votre affection. Je peux atteindre des sommets, surtout dans l’extrême laideur.

Yasmina Reza est une figure majeure de la scène littéraire et théâtrale française. Née en 1959, elle s’est imposée dès les années 1990 avec des pièces comme Art ou Le Dieu du carnage, aujourd’hui jouées dans le monde entier. Son œuvre, à la fois féroce et raffinée, ausculte les failles humaines avec une ironie mordante. Avec Une désolation (1999), Reza publie un court roman, dense et incisif, qui prend la forme d’un monologue intérieur. Le narrateur, Samuel, vieil homme amer et désabusé, s’adresse à son fils exilé à l’autre bout du monde. Il déverse un flot de reproches, de sarcasmes et de désillusions, révélant en creux sa propre solitude et son désarroi. Le style est vif, tendu, sans gras – héritage évident de son écriture dramatique. L’oralité domine, chaque phrase claque avec une précision presque chirurgicale. À travers le point de vue de son personnage, Reza donne à entendre un malaise générationnel et une peur sourde : celle de l’effacement, de l’inutilité. Samuel incarne un antihéros contemporain, incapable de comprendre ses enfants, sa femme, son époque. Son ressentiment est parfois drôle, souvent cruel, toujours chargé d’une mélancolie sourde. Le lecteur devine que derrière sa misanthropie et sa misogynie  se cache une douleur muette, celle causée par l’arrivée de la vieillesse et de l’éloignement affectif. Ce livre ne propose ni intrigue ni résolution, mais une plongée vertigineuse dans une conscience blessée et désabusée. Reza y condense ses thèmes de prédilection : la famille, le vide existentiel, la difficulté à aimer et à transmettre. Ce court roman frappe par la pertinence de son propos, par sa lucidité aussi. Il témoigne surtout de l’acuité du regard de Reza et de son immense talent de dialoguiste. En somme, Une désolation est moins un récit qu’un miroir tendu à notre époque : mordant, inconfortable, mais extraordinairement lucide.


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Ralph Waldo Emerson

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