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La Gauche contre les Lumières ?, Stéphanie Roza (2020)

Avec cet essai courageux, l'auteur nous rappelle que la gauche s'est faite grâce à des concepts fondateurs (raison, progrès, universel) qu'il faut défendre.


 

La Gauche contre les Lumières ?, Stéphanie Roza, Fayard, 2020

Depuis plusieurs années déjà s’élèvent des critiques d’une radicalité inouïe contre le cœur même de l’héritage des Lumières : le rationalisme, le progressisme, l’universalisme.

Ces critiques se revendiquent de l’émancipation des dominés, marqueur traditionnel des différents courants de gauche.

Mais s’inscrivent-elles dans le prolongement de celles qui, depuis l’émergence des mouvements socialiste, communiste ou anarchiste, avaient pour horizon un prolongement et un élargissement des combats des Lumières « bourgeoises » ?

Il est malheureusement à craindre que non.

Une partie de la gauche est-elle dès lors en train de se renier elle-même ?

 

Chercheuse chargée de recherche au CNRS et philosophe, Stéphanie Roza n’est pas la plus médiatique des figures intellectuelles françaises. Pourtant, il serait absurde et insensé de se passer de son éclairage sur l’état de la gauche actuelle. Ouvertement d'inspiration marxiste et particulièrement au fait de la question de l’histoire des Lumières puisqu’il s’agit de son thème de prédilection (elle qui a rédigé de nombreux articles à ce sujet), Stéphanie Roza s’interroge par le biai de cet ouvrage sur l’avenir de la gauche française et internationaliste. Car oui, particulièrement lucide sur l’état actuel de la gauche historique (socialiste et communiste pour faire vite), elle ne peut qu’être abasourdie face à une tendance qui s'immisce depuis longtemps dans cette gauche-là, quitte à la vampiriser, voire même à la répudier : un mouvement protéiforme décolonial (que certains nomment sans doute un peu facilement wokisme) d’une radicalité curieusement féroce. Si tout n’est bien évidemment pas à jeter, l’auteure ne peut que s'étonner, voire s'inquiéter, face aux attaques virulentes à l’encontre des valeurs de la philosophie des Lumières : l’universalisme, le rationalisme et le progressisme.


Réaliser, ou au contraire déconstruire les promesses des Lumières : tel semble être le dilemme pour les gauches, un dilemme loin d'être résolu si l'on en juge d'après l'état du débat contemporain.

L’objet de cet ouvrage est donc particulièrement clair et précis : montrer, à coups d’arguments rationnels et convaincants, en quoi ce mouvement issue du coeur de la gauche va à l’encontre des grands principes de la philosophie des Lumières et comment, finalement, il finit par entrer en opposition frontale avec les grandes philosophies de gauche. Bref, ce livre représente avant tout un formidable cri d’alerte face à des mouvements particulièrement radicaux qui finissent par renier la gauche et ses principes.


Point par point, chacun des chapitres de cet essai reprend une des grandes avancées des Lumières (la raison, le progrès et l’universel) et démontre comment ces mouvements “décoloniaux” s’y opposent, parfois même de manière assez grotesque. Mais pour ce faire, Stéphanie Roza, fidèle à ses principes et à son amour de l’histoire, remonte la généalogie de ces néo-mouvements pour s’arrêter sur un certain nombre d’auteurs qui, à ses yeux, sont à l’origine des erreurs conceptuelles et intellectuelles que commettent leurs représentants : Foucault, Heidegger, mais aussi dans une moindre mesure Nietzsche.


La raison, telle est peut-être la principale victime de ces mouvements post-modernes, et décoloniaux tant le raisonnement et les arguments avancés par leurs représentants sont souvent surprenants, parfois contradictoires. A l’image de ce collectif Mauvaises troupes, la science est souvent balayée d’un revers de main, la subjectivité vénérée au détriment de l’objectivité. Mais si les plus flagrantes manifestations anti-rationnelles sont contemporaines, Stéphanie Roza ne manque pas de retracer la généalogie de l'irrationalisme pour rapidement trouver à sa source, Nietzsche et surtout Heidegger. Si le nazisme de Heidegger n’est plus à démontrer, force est de constater que sa philosophie a été pendant longtemps mise sur un piédestal. Or, par bien des aspects, Heidegger a fondé sa philosophie grâce à des penseurs contre-révolutionnaires dans lequel il s’inscrit.

Tout en se réclamant, parfois, d'une critique rationaliste de la raison, Foucault n'a d'yeux que pour les catastrophes dont il suggère que la faute incombe, en grande partie, à la raison des Lumières.

Plus édifiant encore, Stéphanie Roza s’attache pendant de nombreuses pages à montrer comment Michel Foucault à lui aussi contribuer à affaiblir le mouvement des Lumières. Paradoxal n’est-ce pas ? Lui qui a fait du combat pour l’homosexualité, les prisonniers et les immigrés son principal cheval de bataille tout le long de sa carrière d’intellectuel, comment a-t-il pu s’attaquer aux principes des Lumières, qui sont eux-mêmes les fondements de la lutte pour toute forme d’émancipation ? La faute, pour elle, au traitement qu’il fait des dominés économiques (le prolétariat, les ouvriers) qui sont un véritable angle mort de son travail. Ce qui explique pourquoi l’auteure écrit : “dans ses travaux, les nouvelles figures de dominés se substituent aux anciennes plutôt qu'elles ne s'y rajoutent.”. Et de manière générale, Foucault a souvent été ambigu quant à sa position sur la Révolution française et des valeurs qu’elle a portées.


Stéphanie Roza évoque ensuite le problème du progrès. De nos jours, les attaques contre cette notion sont souvent de bon ton. Si l’ampleur de la catastrophe écologique n’est jamais dénigrée ici puisqu’il est évident que les dérives de l’industrie et de la technologie en sont largement responsables, faut-il pour autant s’attacher à les discréditer ? “Si les moyens technologiques expliquent l'ampleur des dévastations, ils ne les ont pas provoqués. Dirigeants politiques et marchands de canons n'ont-ils pas fait des choix conscients qui tenaient à leurs intérêts, leur conception du monde, les pressions qu'ils subissaient, et enfin leurs préjugés. La politique n'est pas indépendante des moyens matériels de sa mise en œuvre, mais elle ne saurait se confondre avec eux” argumente l’auteur. A raison sans doute. La science ne peut être déclarée responsable de tous nos maux, d’autant plus que face à l’urgence climatique, elle représente sans doute beaucoup dans les solutions que nous pouvons apporter.


Là encore, un certain nombre de penseurs ont contribué à mettre le progrès et la science sur le banc des accusés. Jean-Claude Michéa, auteur contemporain, mais aussi Georges Sorel et son livre Les Illusions du progrès (1908) sont des exemples de personnalités, issues pourtant de la gauche, qui s'attaquent à ce concept qui a tant fait depuis les Lumières.


Enfin, dans son chapitre “L'anti-universalisme peut-il être de gauche ?”, Stéphanie Roza montre comment le combat pour les droits de l’homme et la lutte contre toute forme de discrimination a fini par être dévoyée par une partie de la gauche contemporaine. Comme si, la lutte contre les discriminations raciales et sexistes (combats ô combien nécessaires) avaient fini par gangréner l’universalisme, comme si la défense des minorités ethniques et sexuelles pouvaient être l’occasion de délaisser les plus démunis : “Le terrain des luttes anti-racistes et anti-impérialistes est peut-être celui où le retournement contemporain contre l'héritage des Lumières est le plus spectaculaire”.

Pour illustrer son propos, Stéphanie Roza mentionne ici l’article de Kimberlé Crenshaw dont sont issues par la suite la plupart des travaux sur “l’intersectionnalité”. Roza montre que pour Crenshaw “la race et le genre sont les causes majeures de la pauvreté”, reléguant de fait la lutte contre les discriminations économiques au second plan. Si ce concept d'intersectionnalité ne peut et ne doit évidemment pas être balayé d’un revers de la main, il convient néanmoins de relever que son origine est intrinsèquement lié à un militantisme antiraciste et féministe qui segmente les dominées selon leur couleur de peau, comme si, de fait, des “Blanches” et “non-Blanches” ne pouvaient pas vivre les mêmes injustices.


Jusqu'aux indépendances, les combattants anti-impérialistes à travers le monde était donc loin de rejeter unanimement l'héritage universaliste des Lumières et de la Révolution française. L'allégeance à ce leg fut au fondement de conceptions modernes de l'Etat et de l'économie, qui devaient permettre de s'émanciper de la domination occidentale.

Plus édifiant encore, on note dans certaines branches de ces mouvements décoloniaux une façon bien particulière de s’attaquer à l’universalisme : parce que originellement né en Europe, au sein de “l’Occident”, l’universalisme serait par principe un concept biaisé, une forme d’impérialisme déguisé. Affirmer une telle absurdité, c’est oublier que de nombreuses figures de l’anti-impérialisme du XXème siècle, comme Hô Chi Minh au Vietnam ou Nehru en Inde, ont toutes basé leur combat sur ces principes que l’Occident ne respectait pas…. Ce n’est pas parce que l’Occident ne respectait pas dans ses colonies les valeurs qu’il avait lui-même érigées en principes qu’elles n’en sont pas moins vraies pour autant.


Mais les Lumières sont également rejetées au nom de la tradition, de la religion, etc. L’un des représentants de cette mouvance est l’auteur Talal Asad. L’anthropologue, à travers ses nombreuses prises de position, n’hésite pas à s’inviter sur le terrain politique en essayant de montrer que le monde musulman et le monde occidental sont deux blocs incompatibles. “Le rejet des Lumières au nom des traditions, de la religion, etc. est un schème antimoderne et conservateur universel des deux derniers siècles. En vouant au gémonies le sécularisme et les droits de l'homme, Asad rejoint donc naturellement la tradition anti-Lumière de l'Occident”.


Le problème du concept de race, contrairement à celui, par exemple, de discrimination, c'est qu'il enferme les individus dans une catégorie essentialisante. Alors que la discrimination est le fait du raciste, la race, elle, dit forcément quelque chose du "racisé" lui-même.


Vient ensuite le mouvement politique des Indigènes de la République, qui eux aussi ne sont pas en reste quand il s'agit d’approximations et de dérives conceptuelles parfois dangereuses. Preuve en est le mélange souvent utilisé entre les termes “blanc” et “race”. Il est d’ailleurs tout à fait curieux de voir comment le mot “race” redevient un concept dans cette gauche décoloniale et antiraciste; figeant de fait les individus dans leur couleur de peau et crée une séparation théorique artificielle entre les citoyens. Au fond, la rhétorique de ces mouvements décoloniaux vise à construire un projet de division, de séparation qui nuit à tous les militants de gauche socialiste et communiste pour qui les principes de raison, de progrès et d’universalisme sont les meilleurs moyens de lutte pour l’émancipation de tous.


S’il manque peut-être dans ce livre une vraie justification de ces notions-là (raison, progrès, universel), ce livre est néanmoins nécessaire Au fond, à travers cet essai d’un grand courage intellectuel, reconnaissons-le, Stéphanie Roza ose questionner et critiquer une idéologie qui devient de plus en plus dominante au sein de la gauche française. Cette gauche indigéniste et décoloniale, au nom de combats évidemment nécessaires, s’attaque à des fondements pourtant au cœur de la pensée de Gauche. Si, à hauteur de vue partisane, cette idéologie inquiétante tend, semble-t-il, à s’imposer au sein de la gauche française, Stéphanie Rosa monte au front et tente de rappeler les principes qui ont fait les mouvements de gauche depuis plus de deux siècles : la rationalité, le progrès et l’universalisme. Des concepts en perdition ? Tout l’enjeu serait, une fois encore, de réaffirmer ces enjeux porteurs de la gauche française.


L'émergence du discours postcolonial a correspondu à l'entrée de la gauche mondiale dans une crise profonde, dont elle était, au fond, un des symptômes. Aujourd'hui, ce discours est lui-même devenu un facteur de perpétuation et même d'aggravation de la crise, car il ruine les assises théoriques et morales de la discussion politique et du débat stratégique. Il est temps de le dépasser.

La gauche traditionnelle est-elle en perdition ? C’est à cette question polémique que tente de répondre ce livre. Car face à l'émergence, à gauche, de tout un mouvement (ou plutôt de nombreux mouvements tant ceux-ci sont protéiformes), se prétendant du postcolonialisme, de décolonialisme, voire de l’indigénisme, Stéphanie Rosa ne peut que s’inquiéter. Cette intellectuelle, de tradition marxiste, ose monter au front à travers ce livre pour rappeler les concepts qui ont fait la gauche française depuis plus de deux siècles et qui sont, peu à peu, mis à mal par ces militants issus pourtant pour la plupart de ses rangs. La gauche des Lumières avait porté l’émancipation de tous grâce à des principes fondateurs : le rationalisme, le progrès et l’universel. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Pour tenter d’y répondre, Stéphanie Roza montre de manière particulièrement lucide et efficace comment certains auteurs, pourtant érigés sur un piédestal, ont contribué depuis plus d’un siècle à l’effritement de ces notions clés. Nietzsche, Heidegger, Foucault, Asad et bien d’autres ont progressivement dégradé ces concepts, les reniant parfois, les érodant certainement. Depuis plus de 50 ans, ce phénomène s’accélère et a permis le renouveau de certains mots pourtant nauséabonds, celui de “race” étant malheureusement d’une grande actualité. S’il manque peut-être dans ce livre une vraie justification de ces notions-là (raison, progrès, universel), voire même une réaffirmation claire de ces principes essentiels, on ne peut que reconnaître que ce livre démontre un vrai courage de la part de son auteure. Car si la gauche est peu à peu gangrenée par ce mouvement dangereux, qui porte pourtant de vrais combats, il semble nécessaire de réaffirmer ce qui a fait la gauche depuis deux siècles, et d’esquisser de quoi la renouveler tout en étant fidèles à ses principes fondateurs. C’est tout l’enjeu de ce livre.

“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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