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L’Opium des intellectuels - Raymond Aron (1955)

Toujours aussi actuel et pertinent, cet ouvrage nous met en garde contre les idéologies pernicieuses et nous incite à douter en permanence.


 

L’Opium des intellectuels, Raymond Aron, Fayard, Pluriel, 2010 (1955)

Introduit par Nicolas Baverez qui présente le contexte dans lequel il fut écrit et publié, ce livre est devenu un classique. Raymond Aron y prend vivement à partie les intellectuels compagnons de route du parti communiste, notamment Sartre et le groupe des Temps modernes, et analyse les raisons de leur aveuglement. Il montre comment la volonté de croire en un avenir enchanté peut conduire à refuser de voir la réalité d’un système qui piétine la liberté et la dignité humaines.


Ce message peut continuer à nourrir une éthique intellectuelle telle que la définit les dernières lignes du livre : « Si la tolérance naît du doute, qu’on enseigne à douter des modèles et des utopies, à récuser les prophètes de salut, les annonciateurs de catastrophes. Appelons de nos vœux la venue des sceptiques s’ils doivent éteindre le fanatisme. »

 

Raymond Aron est sans doute l’un des philosophes français les plus importants du XXème siècle mais dont les travaux sont depuis, curieusement, peu à peu tombés dans l’oubli ou presque. Trop à droite pour la gauche, trop à gauche pour la droite, il fut durant l’essentiel de sa vie un électron libre, mais désespérément seul. Pourtant, malgré les nombreux tumultes de son temps, force est de constater qu’il a presque toujours eu raison avant les autres, qu’il s’est vu marginalisé par l'intelligentsia de gauche française des années 1950 et 1960 alors même que l’Histoire s’est rangée à ses côtés. Comment la modernité a-t-elle pu à ce point oublier son œuvre ? Comment expliquer ce paradoxe ? Cet ouvrage, L’Opium des intellectuels, est peut-être l’une des clés permettant de répondre à cette question.


Il est certainement plus facile de condamner le monde que de le justifier.

Dans le paysage intellectuel français du XXème siècle, il est indéniable que Raymond Aron est une figure à part. Lui qui s’est assis sur les bancs de l'École Normale Supérieure aux côtés de Jean-Paul Sartre, dont il fut un temps l’ami, s’est dès les années 1930 tourné vers la philosophie politique. Ayant vécu quelques années en Allemagne, il assista, impuissant, à la montée de l’hitlérisme. Puis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fut l’un des premiers à s’opposer à la montée du communisme, voyant pertinemment ce qui se déroulait de l’autre côté du Rideau de fer. C’est là que le bât blesse. A cette époque, l’immense majorité des intellectuels français s’était tournée vers le communisme et défendait corps et âme cette idéologie prônant l’émancipation du prolétariat et voyant en l’URSS la forme la plus aboutie de cette nouvelle « religion ».


C’est dans ce contexte que paraît L’Opium des intellectuels en 1955. Fidèle à ses convictions, libéral convaincu, Aron a depuis la fin de la guerre pris part aux débats de son temps, écrivant de nombreux articles dans des journaux de l’époque. Alors que la majorité de ses pairs se rangeait à la pensée communiste, dont Sartre, lui a toujours souligné et combattu cette idéologie qu’il considérait comme dangereuse et totalitaire. Et comme il était l’un de seuls représentants du monde intellectuel qui s'élevait contre la mainmise idéologique que le communisme assénait en France, il fut peu à peu esseulé. Face à cette normativité que le communisme tentait d'asseoir à l’époque dans l'intelligentsia française, L’Opium des intellectuels représente une mise en garde contre une idéologie totalitaire et met en exergue ses défaillances autant que ses dangers. Un livre qui, par bien des aspects, conserve une certaine actualité et une pertinence toujours appréciable.


On doute qu'il soit possible, en notre temps, de défendre sans dommages l'opinion modérée que le présent n'est, à beaucoup d'égards, ni pire ni meilleur que d'autres époques.

Les mythes de la gauche


Si cet ouvrage est sans doute l’un des essais politiques les plus marquants du XXème siècle, c’est parce qu’il s’attache à démontrer les carences et les dogmes sur lesquels repose le plus grand courant politique de son temps, au point d’en devenir une religion. « Le communisme est la première religion d'intellectuels qui ait réussi » écrit Aron.


La première partie de ce livre met en lumière trois mythes bien ancrés dans l’imaginaire politique de la gauche de la première partie du XXème siècle. Le premier mythe identifié par Aron est celui de la Gauche elle-même. Il est évident que dire qu’il existe une seule et unique gauche serait absurde tant les courants qui se définissent comme étant de gauche sont nombreux. Que ce soit de la Révolution aux années 1950, la Gauche n’a jamais été une unité.


Mais Aron va plus loin dans l’analyse : il montre que l’idée principale qui la définit, ou plutôt qui la sous-tend serait celle du progrès : « La gauche existe à condition que l'avenir vaille mieux que le présent et que la direction du devenir des sociétés soit, une fois pour toutes, fixée. Le mythe de la gauche suppose celui du progrès ». Pour lui, le mythe de la gauche laisse penser que l’Histoire est une accumulation d’acquis, que l’avenir est nécessairement meilleur que le passé. Mais rien ne laisse présager une telle prédiction. Il n’y a pas de « sens » de l’Histoire.


Les révolutions méritent-elles tant d'honneur ? Les hommes qui les pensent ne sont pas ceux qui les font.

Vient ensuite le mythe de la révolution. Raymond Aron est frappé par le prestige qui accompagne la Révolution française dans l’imaginaire collectif. En démocratie, rêver de révolutions à de quoi surprendre tant ces mouvements sont aléatoires, mais surtout terriblement violents. Pour Aron, la ligne est claire : « Une réforme accomplie change quelque chose. Une révolution semble susceptible de tout changer, puisque l'on ignore ce qu'elle changera ». Pourtant, le mythe de la révolution perdure dans le vocabulaire marxiste. D’autant plus que la révolution marxiste est pensée comme étant le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat, à l’image de la Révolution qui avait engendré, grossièrement, l’éviction de l’aristocratie au profit de la bourgeoisie. Encore une fois, rien n’indique que ce prophétisme de Marx est un quelconque ancrage factuel. Encore faudrait-il que le « prolétariat » soit une unité tangible. C’est ainsi qu’on arrive au troisième mythe qu’Aron met en évidence : celui du prolétariat. Si, aux yeux des courants marxistes, le prolétariat semble être une unité indéfectible, rien n’est pourtant moins sûr. Où sont ses frontières ? Où commence-t-il et où se termine-t-il ? À partir de quel poste au sein d’une entreprise un travailleur cesse-t-il d’être un prolétaire ? Un agriculteur peut-il être considéré comme un prolétaire ? Autant de questions auxquelles le communisme n’apporte que peu de réponses. Et quand bien même le prolétariat serait une totalité de travailleurs bien définie, encore faudrait-il qu’elle soit unifiée, qu’elle ait les mêmes aspirations pour renverser la bourgeoisie…


Autre problème soulevé par le philosophe : quelle est donc cette libération que le communisme met en avant ? Aron fait la distinction entre une « libération réelle » (libération issue d’acquis et d'avantages concrets donnés aux travailleurs, même si d’autres griefs subsistent comme le chômage par exemple) et une « libération idéelle » (celle des marxistes, qui voudraient un prolétariat libre de ses chaînes, qui obéit au parti). Or, force est de constater que cette libération imaginée par les communistes est encore loin d’avoir porté ses fruits, notamment en URSS… Si la libération réelle est incomplète, imparfaite, elle a au moins le mérite d’améliorer le quotidien des travailleurs.


On retombe dans l'erreur que Marx avait eu le mérite définitif de dénoncer : juger les sociétés d'après leur idéologie et non d'après le sort qu'elles font aux hommes.

Le récit du Parti mis à l’épreuve de la raison


La deuxième partie du livre est centrée sur l’idolâtrie de l’Histoire porté par le communisme et ses farouches soutiens. L’une des problématiques du communisme tient, pour Aron, au parti unique lui-même. L’histoire et la vérité dictées par le parti communisme deviennent presque œuvres de foi et doivent être partagées sans scepticisme par l’ensemble des membres. Sous prétexte que l’Histoire serait en marche, on met en scène des procès et des aveux qui n’en sont pas. Tout élément, toute personnalité mettant un tant soit peu la parole du parti en doute se voit balayés d’un revers de main. A bien des égards, le Parti communiste se comporte comme un Église, prêchant sa foi et excommuniant (voire tuant) ceux qui ose remettre sa parole en doute.


Aron va plus loin en remettant en cause la vision historique portée par le communisme. Aron, fin connaisseur de Marx, et lui attribuant néanmoins de nombreux mérites, ne se laisse pas abuser pour autant par son prophétisme. Si Marx a mis en avant de nombreuses défaillance du système capitaliste et à ouvert légitimement la voie à de nombreuses critiques à son égard, sa vision de l’histoire n’en est pas moins illusoire et irrationnelle. En quoi (et pourquoi) ce serait au prolétariat d’écrire la suite de l’Histoire ? Comment peut-on en prévoir la fin et son sens ? « L'histoire n'est pas absurde, mais nul vivant n'en saisit le sens dernier » écrit Aron.


Pour le philosophe, les communistes et marxistes apposent à l’Histoire une représentation qu’ils souhaiteraient voir advenir, sans qu’il y aucune preuve de la nécessité d’une telle prévision. C’est parce qu’ils imaginent le prolétariat vaincre dans une avenir plus ou moins éloigné, qu'ils agissent, au présent, d’une manière qui fait taire toute forme d’opposition. En d'autres termes, ils appliquent une vision théorique erronée de l’avenir à la réalité historique du présent.


En régime communiste, les intellectuels, sophistes plutôt que philosophes, sont rois.

Des intellectuels aliénés ?


Enfin, dans la troisième et dernière partie de cet ouvrage, Aron s’attaque à la question non moins épineuse de la connivence de l’intelligentsia française dans sa majorité avec le communisme. Pourquoi tant d’intellectuels défendent-ils avec tant d’énergie le communisme ? Aron, fin sociologue, tente d’y apporter une réponse. « Plus nombreuse, plus libre, plus prestigieuse, plus proche de la puissance, telle nous paraît, en notre siècle, la catégorie sociale que nous désignons vaguement par "professionnels de l'intelligence" » écrit-il. Face à un sécularisme de plus en plus prégnant, face à la perte de la chose religieuse, bon nombre d’intellectuels tentent de penser leur existence autrement. Et le marxisme, en tant que religion, comble ce vide.


Mais Aron ne s’y trompe pas. Si, tout au long de ce livre, il montre en quoi le marxisme et le communisme sont une idéologie pernicieuse, il reconnaît fort justement qu’aux Etats-Unis, aussi, il existe une idéologie d’Etat, capitaliste et libérale avant tout. De nombreux intellectuels, là-bas aussi, sont inféodés à ce courant de pensée. Mais la différence, ô combien importante, réside dans leur approche : aux Etats-Unis, il n’y a pas d’achèvement de l’Histoire, ni de sauveur de classe. A choisir (rappelons la bipolarisation du monde à cette époque), mieux vaut être du côté de l’Occident où la liberté à toute sa place : « Le libéral tient pour permanente l'imperfection des hommes, il se résigne à un régime ou le bien serait le résultat d'actions innombrables et jamais l'objet d'un choix conscient. A la limite il souscrit au pessimisme qui voit dans la politique l'art de créer les conditions où les vices des hommes contribuent au bien de l'Etat ».


En définitive, le communisme a remplacé la religion. Ou plutôt, il s’agit-là d’une religion devenue séculière. L'Église a été remplacée par le Parti, et bon nombre d’intellectuels se sont rangés à son dogme. Pourtant, rien ne justifie le marxisme dans son prophétisme. Cette vision d’un avenir conforme aux aspirations marxistes est illusoire car rien n’indique qu’elle soit liée à une classe sociale, que cette classe sociale soit une unité indivisible, et que le projet politique bâti sur des planifications et l’abolition de la propriété collective puisse y contribuer. Face à tous ces manquements, Aron ne peut que nous inciter à douter.


Si la tolérance naît du doute, qu'on enseigne à douter des modèles et des utopies, à récuser les prophètes du salut, les annonciateurs de catastrophes. Appelons de nos vœux la venue des sceptiques s'ils doivent éteindre le fanatisme.

On a sans doute du mal à l’imaginer aujourd’hui, mais à une époque où le monde intellectuel français était comme hypnotisé par le communisme, la sortie de cet ouvrage fit de nombreux remous. Et face au nombre considérable de critiques qu’il reçut suite à sa parution en 1955, on ne peut que louer le courage qu’il fallut à son auteur pour oser critiquer l’idéologie communiste et défendre une analyse qui s’avéra, plusieurs années ensuite, particulièrement juste et lucide. Car face au sectarisme alors en vigueur, Raymond Aron s’attache à analyser les ressorts sur lesquels s’appuie le communisme, les lacunes et les dogmes qu’il véhicule. Car oui, pour le philosophe, le communisme s’apparente à bien des égards à une religion (d’où la référence à la fameuse phrase de Marx dans le titre) qui repose sur un certain nombre de concepts, plus proches du mythe que de la réalité. Au fil des pages, Aron défait un à un ces principaux thèmes souvent utilisés par la rhétorique communiste et démontre que le Parti agit à l’image d’une Église, prêchant la bonne foi et disqualifiant de manière irrationnelle tout élément contradictoire. Et ce sont les intellectuels, notamment en France, qui la portent. Or, selon Aron, qui connaît pourtant bien les travaux de Marx, absolument rien ne justifie le prophétisme marxiste : rien n’indique que le salut de l’humanité puisse passer par une classe sociale, que cette classe sociale soit le prolétariat, et que pour réussir elle doive passer par l’abolition de la propriété collective et la planification. Pourtant, un grand nombre d’intellectuels traversèrent le Rubicon et se mirent à adhérer, plus ou moins totalement, à cette vision erronée de l’Histoire. Face à la sécularisation de l’époque, le communisme pouvait être ainsi un refuge et redonner du sens à ceux qui pensaient leur existence. Aron n’est pourtant pas dupe. Si, tout au long de ce livre, il montre en quoi le marxisme et le communisme représentent une idéologie dangereuse, il reconnaît fort justement qu’aux Etats-Unis, aussi, il existe une idéologie d’Etat, capitaliste et libérale avant tout. Mais pour lui, à choisir (rappelons la bipolarisation du monde à cette époque), mieux vaut opter pour le régime qui garantisse la liberté de le critiquer. A l’heure où l’on voit poindre de nouveau sans doute les idéologies de tout bord, cet essai nous incite à douter, à ne rien prendre pour argent comptant, et à défendre notre modèle de démocratie libérale. Un livre d’une grande actualité, encore.


“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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