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Jean Jaurès - Jean-Pierre Rioux (2005)

Une biographie critique lumineuse qui mêle intelligemment les faits historiques et la pensée complexe d'un homme qui deviendra un symbole du socialisme français.

 

Jean Jaurès, Jean-Pierre Rioux, Éditions Perrin, Tempus, 2014 (2005)

Entre biographie et essai, le livre de Jean-Pierre Rioux, salué par la critique et succès d’édition, évoque l’orateur hors pair, le philosophe, l’intellectuel et l’historien, le défenseur des droits de l’homme, l’homme de la paix, l’adversaire du colonialisme. Les questions d’aujourd’hui auxquelles le premier mort de l’été 1914 avait donné sa réponse continuent de nous hanter. Comment ne pas trahir quand on est au pouvoir ? Comment lire une société d’inégalités ? Comment récuser le désordre établi si l’on n’assume pas l’histoire et l’héritage ? Que serait un avenir sans morale et sans religion ?

 

Ce livre à la croisée entre la biographie et l’essai a eu dès sa sortie en 2005 un succès aussi bien public que critique. Et pour cause : bien qu’il nécessite une certaine connaissance de la scène politique française de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, il offre une formidable occasion de découvrir la figure exemplaire et illustre qu’est aujourd’hui Jean Jaurès (1859-1914) dans notre imaginaire collectif français. Mêlant habilement le biographique et l’intellectuel, les faits historiques et la pensée du personnage, Jean-Pierre Rioux dresse le portrait d’un homme qui a fondé son action politique sur des idées profondément ancrées aussi bien philosophiquement qu'historiquement, mais également sur une conception du monde et de l’humanité unifiées.


"Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire" (Jean Jaurès)

Jean Jaurès, donc. Quel était cet homme qui a laissé son nom à tant d’établissements publics, à tant de rues ? Quel était cet homme qui a eu le génie d’écrire cette fameuse “Lettre aux instituteurs” pour mettre en lumière leur rôle, leur engagement et leur importance au sein de la République française ? Cette biographie critique lève le voile sur celui qui marquera de son talent et de son engagement la politique française pendant de nombreuses décennies et cela, même encore aujourd'hui. Elle nous rappelle ses convictions, ses combats, ses idéaux et ses valeurs aussi. Elle nous montre à quel point notre modernité gagnerait à s'inspirer de ce personnage historique hors-normes qui, malgré son destin national incontesté, restera pour les habitants du Sud-Ouest (en particulier ceux de Carmaux) “notre Jean”.


L’intérêt essentiel de cet ouvrage repose d’abord sur l'enchevêtrement éclairant fait autour de Jaurès entre les faits historiques qui l’ont forgé et lors desquels il a fait résonner sa voix, et le cheminement intellectuel sur lequel tout son engagement repose. Sous cette perspective, le découpage du livre est particulièrement pertinent : plutôt que de diviser les pages en fonction de périodes historiques comme pourrait le faire une biographie plus traditionnelle, ici, l’auteur a préféré concevoir son œuvre de manière thématique. On découvre donc Jaurès au travers des multiples facettes de son personnage : pour n’en citer que quelques-uns, nous avons « le marxiste démocrate », « l’unitaire dans l’âme » ou encore « le républicain-socialiste ».


Ce faisant, le lecteur voit au fil des pages se former Jaurès l’homme politique, Jaurès le philosophe, Jaurès le socialiste et, plus généralement, Jaurès le combattant. Car rien n’est plus vrai que de dire que Jean Jaurès s’est fait à travers tous les combats pour lesquels il s’est démené corps et âme. Entre autres : les grèves de mineurs et des vitriers à Carmaux, le capitaine Alfred Dreyfus (même si, il est vrai, comme la plupart des hommes politiques de son temps, cette défensive intraitable du soldat s’est faite sur le tard), le prolétariat et, surtout, la paix.


"Nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l'humanité" (Jean Jaurès)

Si Jean-Pierre Rioux a choisi de construire sa biographie de façon plus ou moins thématique, il n’en oublie pas d’inclure dans son étude un fond chronologique. Pour synthétiser les grands moments de sa vie, l’historien a voulu mettre en évidence des événements, des prises de décisions et des discours qui le forgeront. C’est pour cette raison qu’il part de l’enfance du jeune Jaurès à Castres, et plus spécifiquement du discours de bienvenue qu’il donne lors de la visite d’un préfet dans son collège lors duquel il fait preuve d’un charisme déjà impressionnant et d’une verve si vivante qu’il fera sienne par la suite.


Viennent ensuite ses luttes pour les ouvriers de sa région. C’est précisément pour défendre leurs intérêts qu’il s’investit pleinement lors des grèves des mineurs. C’est en partant de ces classes sociales les plus populaires, voire même les plus démunies, qu’il se met par la suite à tenter par tous les moyens de concilier le réel avec son idéal de justice et de liberté. A la fin du XIXème siècle, il défendra sans relâche le capitaine Dreyfus dans la fameuse “Affaire”. Dans les années 1900-1905, et par-delà toutes les oppositions et les divisions qui existaient alors, il contribuera à la création de la SFIO (Section française de l’Internationale Ouvrière), ancien parti socialiste.


Au début des années 1910, il tentera par tous les moyens d’éviter la guerre. Et finalement, c’est pour la paix qu’il sera assassiné par un jeune déséquilibré enivré aux discours nationalistes et militaristes le 31 juillet 1914 et qu’il sera, pour la postérité, la “première victime” française de la Première Guerre mondiale. Chose inimaginable aujourd’hui, son meurtrier sera relâché en 1919 car, en tout bon nationaliste qu’il était, il n’avait fait que son devoir et permis, a priori, à la France de rentrer en guerre. Une aberration qui fera de Jaurès un martyr.


Quand le catastrophisme économique n'est plus de mise, que le profit a retrouvé sa verdeur, que la convulsion révolutionnaire ne guette plus un prolétariat en ascension numérique et mieux intégré dans une société républicanisée, la seule hypothèse socialiste réaliste et crédible reste la conquête graduelle d'un pouvoir sur la bourgeoisie, en favorisant la démocratie, est contrainte de partager chaque jour davantage avec le prolétariat et ses alliés. Voilà l'argumentaire raisonnable, dit Jaurès.

Si sa vie a été dévouée à la lutte, quelle a été la vision qu’il tentait par tous les moyens de défendre et de promouvoir ? Pour y répondre, Jean-Pierre Rioux a, comme on l’a dit, décidé d’écrire son étude autour de quelques grandes thématiques qui permettent au lecteur d’avoir une vue d’ensemble du personnage.


Dès ses débuts, Jaurès s' inscrit dans un socialisme aux tonalités marxistes, sans plus. Car si son influence marxiste est indéniable, il s’en éloignera ; Rioux nous le confirme « le marxisme hante son socialisme, mais déjà il ne l’habite ni ne l’anime ». Pour lui, la révolution tant promise ne peut se faire que de manière pacifiée, sans violence donc, et avec la bourgeoisie. C’est peut-être ici qu’on voit émerger toute la complexité du personnage : lui qui considérait l’humanité comme une et indivisible, il se battait contre toute forme d’inégalités mais ne voulait pas opposer le prolétariat et les classes dites “supérieures”. Et même s’il reconnaissait au marxisme son matérialisme, il a tout le temps été empreint d’une métaphysique qui pensait le monde comme unifié et comme l’expression d’un être universel. Ici, on voit que Jaurès a toujours été doté d’une spiritualité qui, quand bien même il a défendu une laïcité complètement détachée du clergé, dénote de sa proximité avec le christianisme.


Et il voit trop le monde changer pour ne pas maintenir son objection de fond : comment nier que le sort des ouvriers s'améliore dans le cycle de croissance retrouvée et les nouveaux dynamismes du capitalisme français ?

A propos du marxisme, encore puisque cette philosophie était une influence inévitable pour le socialisme de l’époque, Jaurès refuse tout déterminisme : non, la paupérisation du prolétariat n’est pas une fatalité et oui, le progrès sera en mesure de réduire drastiquement les inégalités. De ce fait, aucune révolution n’est nécessaire, aucune rupture totale et violente n’est obligatoire. C’est par la démocratie et la République que le progrès adviendra.


C’est peut-être sur cet aspect qu’on voit poindre la conception du socialisme de Jaurès : entre socialisme et République, jamais il n’a voulu choisir. Tout, pour lui, est question de synthèse, ce qui lui sera d'ailleurs souvent reproché : à force de chercher la conciliation et le compromis, on en vient à retarder la prise de décision, parfois de manière irrévocable. Dans sa recherche constante d’unité, il a refusé toute extrémisme ; dans sa volonté inflexible à ne jamais se renier, il a tenu des positions parfois difficiles et incomprises. Tout cela n’a pas manqué de l’esseuler dans le paysage politique français de l’époque.


Tout leader qu'il ait été, Jaurès est resté jusqu'au bout un homme très aimé, mais seul.

A mi-chemin entre la biographie et l’essai, Jean-Pierre Rioux met en perspective toutes les spécificités d’un Jean Jaurès porté par une foi inébranlable en l’humanité. A la lecture des éléments constituants sa formation politique et intellectuelle, on se surprend à apprécier l’homme qui se révèle sous nos yeux et qui reste aujourd’hui encore, curieusement, grandement méconnu. Lui qui rêvait d’idéal et de transcendance, de progrès et de justice, se voit à de multiples reprises confronté à une réalité politique et sociale particulièrement âpre et difficile. Au fil des pages, on entend le tribun s’opposer brillamment à ses adversaires politiques (Viviani, Guesde, Clemenceau, etc…), on s’émeut à la lecture de ses discours qui, même encore de nos jours, renferme une authenticité et une vérité bluffante. Jean-Pierre Rioux nous dévoile donc les hésitations, les pensées, les angoisses et les espoirs, les certitudes mais aussi les doutes de cet homme fascinant. En définitive, ce sont toutes ses facettes qui l’on fait rentrer dans la postérité qui transparaissent de cette œuvre. Une biographie nécessaire pour qui veut découvrir un pan de la politique française de la fin du XIXème siècle et du début du XXème, mais surtout, pour qui souhaite mieux comprendre un personnage historique exceptionnel.


“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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