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Le Rôle de la Violence dans l'Histoire et autres textes - Friedrich Engels (1878)


Une formidable plongée aux origines du marxisme et une réflexion sur le rôle de la violence qui éclaire notre modernité. Indispensable.



 

Le Rôle de la violence dans l’Histoire et autres textes, Friedrich Engels, Le temps des cerises, 1878 (2020)

"La question de la violence fut stratégique tout au long d'un XXe siècle né à l'ombre de la Révolution française et riche en insurrections. Elle ne manqua pas d'interpeller les théoriciens d'un socialisme qui se voulait scientifique dans ses analyses et radical dans ses projets. Au vrai, l'approche historienne des conceptions d'Engels sur la violence croise, comme souvent, de très actuelles interrogations citoyennes ? La moindre n'est pas celle des voies alternatives à la fuite en avant néolibérale d'un capitalisme financier lancé dans la surexploitation insensée des humains et de la nature. Le présent des atteintes aux libertés individuelles et collectives et de la montée des violences d'Etat met à mal les modalités de la contestation sociale et politique."

Extrait de la présentation de Michel Pigenet, historien spécialiste de l'histoire du travail et des mouvements sociaux.

 

Je reviens ici avec un livre que j’ai eu la chance de recevoir lors de la Masse Critique Babelio de février. J’en profite donc dès maintenant pour remercier chaleureusement les équipes de cette formidable plateforme et les Éditions Le Temps des cerises, grâce à qui j’ai pu me plonger dans le Rôle de la violence dans l’Histoire et autres textes de Friedrich Engels.


Ce livre est en réalité un recueil de 5 textes écrits par ce théoricien communiste de premier plan, grand ami de Marx et avec qui il a collaboré sur des écrits fondamentaux tel que le Manifeste du parti communiste (1848). Si l’ombre de Marx et aussi son mythe, sans doute, ont trop souvent recouvert ce penseur pourtant si essentiel pour la littérature communiste et marxiste, cet ouvrage présente la qualité indéniable de tirer de l’oubli des textes pourtant fondateurs, et par-là même permet à ses lecteurs de redécouvrir un XIXème siècle qui a vu naître cette pensée matérialiste dans un contexte de contestations prolétaires, voire de révolutions. Autant dire que lire ces 5 textes revient à faire un saut dans l’histoire européenne de la lutte de classes. Un voyage nécessaire tant il résonne fortement avec des préoccupations actuelles.


Mais revenons aux textes qui sont présents dans ce livre et tâchons d’abord d’établir leur contexte. La grande originalité de l’éditeur a été indéniablement de rassembler des écrits d’Engels autour de la thématique de la violence. Choix d’autant plus pertinent que le contexte de l’époque, que ce soit en France avec les événements de juin 1848 (insurrection ouvrière en plein coeur de Paris qui dura du 22 au 26 juin et qui finira dans le sang), ou bien en Allemagne ou dans d’autres pays, s’y prête gravement : le milieu et la deuxième moitié du XIXème siècle auront été marqués par des événements d’une rare violence et marqueront d’une encre indélébile l’histoire de la révolte prolétarienne. Friedrich Engels (1820-1895), pourtant issu d’une famille industrielle aisée, se tournera très tôt vers la défense des ouvriers, et de ce fait, croisera la route de Marx et deviendra l’un de ses grands amis, mais également son mécène. Grand intellectuel et penseur qui contribuera à fonder et articuler la pensée communiste, il est aussi un fin observateur de la vie politique non seulement allemande ou française, mais surtout européenne. Plus important encore, il en est l’un des grands acteurs tant il s’évertuera tout au long de sa vie à faire le pont entre ces différents pays et à essayer d’unifier tous les prolétaires européens. L’ensemble des textes présents dans ce livre sont des preuves, s’il en fallait encore, de l’activité militante d’Engels, mais aussi de l’incroyable justesse de sa théorie et de sa pensée.


Finissons ici cette longue présentation par l’introduction de Michel Pigenet présente en début de l’ouvrage. L’historien et universitaire y dresse les grands moments qui ont fait les mouvements sociaux et les rapports de ces derniers avec les pouvoirs publics. De la deuxième moitié du XIXème jusqu'à aujourd'hui, il évoque avec pédagogie les conflits qui ont eu cours en France et regroupés autour de trois grandes thématiques : le droit syndical, les grèves et les manifestations. La rigueur avec laquelle il retrace aussi succinctement que pertinemment ces jalons de la lutte des classes donne à découvrir les écrits d’Engels sous le prisme d’une formidable actualité : encore aujourd’hui, la pensée d’Engels est nécessaire pour quiconque s’intéresse à ces thématiques marxistes et contestataires et à la manière dont elles s’articulent à la lutte des dominés contre la classe dominante. A ce titre, et même si parfois on sent le militantisme de Pigenet, ou du moins, son parti pris, on ne peut que louer la façon dont il éclaire les textes d’Engels qui vont suivre.


Ce qui importe ici, c'est seulement de constater que, partout, une fonction sociale est à la base de la domination politique, et que la domination politique n'a aussi subsisté à la longue que lorsqu'elle remplissait cette fonction sociale qui lui était confiée.

Venons-en maintenant au premier de ces textes, Les Journées de juin 1848. Évidemment, aucun suspense ici : Engels tâche de raconter les quelques jours de cette insurrection ouvrière parisienne. Fait notable s’il en est, il a rédigé ces pages depuis Cologne, travaillant à partir des lettres et dépêches qui lui parviennent alors. A lui seul, ce récit est nécessaire à plus d’un titre : d’une part, en véritable historien, Engels retrace si bien le déroulé de ces journées sanglantes qu’il plonge le lecteur en plein cœur des barricades et des détonations, offrant de ce fait un regard précis sur ces événements. Même s’il prend évidemment le parti des insurgés, on est surpris de voir à quel point l’auteur, en fin tacticien, dépeint ces événements sous l’angle essentiellement militaire, sachant pertinemment que si révolution prolétaire il devait y avoir, elle se ferait indéniablement par les armes, et donc se devait d’être pensée en termes stratégiques et tactiques. D’où l'héroïsation de ces ouvriers de la part d’Engels. La violence est donc vue dans ce texte comme un passage obligé vers l’abolition des classes.


Le second texte, L’Adresse du Comité central à la ligue des communistes, a été écrit avec Marx en 1850. A cette époque, tous deux essayaient par tous les moyens d’initier et de faire vivre la révolution par la voie de sa théorisation. Pour eux, le prolétariat devait à tout prix créer son propre parti politique indépendant, et donc s’émanciper du parti petit-bourgeois dont les intérêts, d’abord communs, finiraient par diverger de ceux des prolétaires, voire même entreraient en conflit avec eux. Ces petits-bourgeois, cibles de Marx et Engels dans ce texte, sont pour eux une classe sociale comme une autre qui essaie de créer, par son activité démocratique et économique, une société qui serait à leur avantage. L’idée essentielle avancée ici par les deux amis est la suivante : le prolétariat doit penser une révolution non pas momentanée, mais durable, afin que le régime de la propriété privée finisse, à la fin, par s’effondrer. On a donc droit à un nouveau slogan qui clos le texte : après le fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste, en voilà un nouveau : « La révolution en permanence ! ».


Les petits-bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l'ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible.

Maintenant, arrêtons-nous sur le cœur de ce livre : Le Rôle de la violence dans l’Histoire. Il s’agit en réalité de trois chapitres issus de son essai Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science écrit en 1878 et plus connu sous le nom de l’Anti-Dühring. En véritable polémiste, Engels démonte ici la théorie du philosophe allemand Dühring qui voudrait que l’économie soit subordonnée à la politique, que la violence est à l’origine des inégalités économiques et donc des rapports de domination. Or, pour Marx et Engels, c’est l’économie qui prime sur le politique, l’économie est au centre de tout et façonne les rapports sociaux et donc, in fine, la politique. Point théorique contesté et disputé par Engels à l’origine de son texte sur le rôle de la violence.


Pour illustrer son propos, Engels par de l’exemple théorique donné par Dühring lui-même entre Robinson et Vendredi. Pour Dühring, la violence est “l’élément historique fondamental” qui a amené Robinson à asservir Vendredi : c’est l’élément politique représenté par la violence qui est à l’origine de tout. En usant de beaucoup d’ironie et d’humour, Engels démonte de manière plutôt judicieuse je dois dire cette thèse en montrant que si Robinson asservi Vendredi, c’est pour des raisons économiques. C’est parce que Vendredi peut produire pour deux personnes qu’il est asservi. Qui plus est, comme Robinson a asservi Vendredi au moyen d’une épée, l’épée étant elle-même issue d’un processus de production, c’est bien qu’il avait déjà un avantage économique qui lui a permis de prendre le dessus sur Vendredi. Bref, pour Engels, ce sont les rapports économiques qui façonnent les rapports sociaux. Des personnes sont dominées parce que les moyens de production font qu’elles peuvent produire plus que pour leur usage unique et donc faire profiter du surplus aux dominants.


Partout et toujours, ce sont les conditions et les moyens de puissance économiques qui aident la "violence" à remporter la victoire, sans laquelle elle cesse d'être violence.

Telle est la grande théorie de la violence d’Engels : « la violence n'est que le moyen, tandis que l'avantage économique est le but ». L’esclavage, par exemple, n’est possible que si un groupe domine un autre groupe, et donc qu’il y ait déjà une inégalité matérielle entre eux : « L'assujettissement de l'homme à un service d'esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l'homme asservi ». La violence est donc pour Engels déterminée par la situation économique puisque ce sont les avancées technologiques issues des moyens de production qui permettent de prendre le pas sur un autre groupe grâce à la violence. Il prend l’exemple de l'apparition des armes à feu, issues de la production économique, pour montrer que ces innovations ont modifié le paysage politique d’alors puisqu’elles ont donné un avantage certain à ceux qui en avaient contre ceux qui n'en avaient pas. Engels, tout comme Marx, fait primer l’économie à la politique, ou plutôt, subordonne la politique à l’économie. Et quand la violence politique entre en opposition avec l’état économique, elle finit indéniablement par perdre. Une contradiction entre l’état politique et l’état économique finit donc tôt ou tard par le renversement du pouvoir politique, la révolution française en est la plus belle preuve. La violence peut de ce fait être nécessaire. Et c’est sûr cette conclusion que s’appuie la légitimité de la révolution prolétarienne selon Engels.


L’avant-dernier texte est consacré à La Ligue des communistes. Ces Quelques mots sur la Ligue des Communistes ont été écrits par Engels en réaction au seul livre existant à ce sujet, écrit par des policiers. Il retrace l'histoire et met en avant les hommes qui l'ont écrite en Europe. Le lecteur est surpris de voir à quel point il existait un nombre incroyable de mouvements, de groupes et de théoriciens de ce que l’on appelle le communisme, ou plus largement la défense du prolétariat. La Ligue des communistes avait quant à elle l’objectif de renverser « la bourgeoisie, le règne du prolétariat, la suppression de la vieille société bourgeoise fondée sur les antagonismes de classes et la fondation d'une nouvelle société sans classes et sans propriété privée » (article 1 de la Ligue).


Mais si nous faisons abstraction du contenu concret de chaque cas, la forme commune de toutes ces révolutions était d'être des révolutions de minorités.

Enfin, les dernières pages sont consacrées à l’Introduction à La Lutte des classes en France (1848-1850) de Karl Marx. La grande force de ce texte est de présenter le matérialisme historique de Marx qui entend expliquer les faits historiques par l’analyse économique et les rapports de classes. Il rappelle que toutes les révolutions ont été faites par des minorités et ont abouti à l’éviction d’une classe sociale par une autre. Pour Engels, la victoire du prolétariat ne peut passer que par le rassemblement des masses à la cause, et le suffrage universel en est un magnifique moyen.


Au fond, que retenir de cette compilation de textes d’Engels regroupés autour de la thématique de la violence ? D’abord, la grande pertinence de ses propos et de ses thèses, qui ont contribué à façonner un mouvement politique et à articuler la théorie de la lutte des classes à la pratique de la contestation révolutionnaire et prolétarienne. Sa théorie de la violence est encore d’une incroyable actualité et beaucoup de ces propos sont, je crois, encore valable aujourd’hui. Aussi important, sans doute, sont ses témoignages d’une époque encore méconnue et qui ont recouvert une grande partie du XIXème siècle. On y retrouve les noms de ceux qui ont contribué à le construire, au prix de beaucoup de sang et de souffrance. Surtout, à travers ces écrits d’Engels, c’est l’origine de tout le mouvement communiste et marxiste qui nous est présentée : on y découvre toute la complexité de ces théories économiques et philosophiques, l’incroyable richesse de ceux qui y ont contribué, mais aussi les luttes internes à ce mouvement, chose qui, me semble-t-il, est trop souvent oubliée. Aujourd’hui encore, on a tendance à voir le mouvement communiste et marxiste comme un bloc, alors que, comme dans tout mouvement politique, des luttes internes faisaient rage, expliquant au passage la grande diversité de ses organisations. Bref, ce recueil représente une formidable occasion de se replonger dans l’Histoire et offre la possibilité à ses lecteurs de (re)découvrir des textes qui éclairent d’une lumière bienvenue notre modernité.


Toutes les révolutions ont abouti jusqu'à présent à l'évincement de la domination d'une classe déterminée par celle d'une autre.

En fin de compte, ce recueil de textes met en lumière un théoricien socialiste et marxiste encore relativement méconnu, Engels. Si l’ombre de Marx et aussi son mythe, sans doute, ont trop souvent recouvert ce penseur pourtant si essentiel à la littérature communiste et marxiste, cet ouvrage présente la qualité indéniable de tirer de l’oubli des textes pourtant fondateurs, et par-là même permet à ses lecteurs de redécouvrir un XIXème siècle qui a vu naître cette pensée matérialiste dans un contexte de contestations prolétaires. Que retenir, finalement, de ce livre construit autour de la thématique de la violence ? D’abord, la grande pertinence des propos et des thèses de son auteur qui ont contribué à façonner un mouvement politique et à articuler la théorie de la lutte des classes à la pratique de la contestation révolutionnaire et prolétarienne. Sa théorie de la violence, selon laquelle cette dernière est subordonnée aux conditions matérielles et donc aux faits économiques pour faire court, est encore d’une incroyable actualité et beaucoup de ces propos sont, je crois, encore valable aujourd’hui. Aussi important, sans doute, sont les témoignages d’Engels sur une époque encore méconnue et qui ont recouvert une grande partie du XIXème siècle. Surtout, à travers ces écrits, c’est l’origine de tout le mouvement communiste et marxiste qui nous est présentée : on y découvre toute la complexité de ces théories économiques et philosophiques, l’incroyable richesse de la pensée de ceux qui y ont contribué, mais aussi les divergences internes à ce mouvement. Bref, ce recueil représente une formidable occasion de se replonger dans l’Histoire et offre la possibilité à ses lecteurs de (re)découvrir des textes qui éclairent d’une lumière bienvenue notre modernité.


“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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