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Il n'y a pas d'identité culturelle - François Jullien (2016)

Avec ce court essai politique, François Jullien nous apporte un autre éclairage sur le débat de l'identité culturelle. Inspirant et nécessaire.

Un essai pertinent pour faire avancer le débat sur l'identité culturelle
 

Il n'y a pas d'identité culturelle, François Jullien, Editions de L'Herne, 2016

Le débat de l’identité culturelle traverse l’Europe entière ; il concerne, plus généralement, le rapport des cultures entre elles en régime de mondialisation. Or on se trompe ici de concepts : il ne peut être question de « différences », isolant les cultures, mais d’écarts maintenant en regard et promouvant entre eux du commun ; ni non plus d’ « identité », puisque le propre de la culture est de muter et de se transformer, mais de fécondités ou ce que j’appellerai des ressources. L’auteur ne défend donc pas une identité culturelle française impossible à identifier, mais des ressources culturelles françaises (européennes) – « défendre » signifiant alors non pas tant les protéger que les exploiter. Car s’il est entendu que de telles ressources naissent en un milieu et dans un paysage, elles sont ensuite disponibles à tous et n’appartiennent pas. Elles ne sont pas exclusives, comme le sont des « valeurs » ; elles ne se prônent pas, ne se « prêchent » pas, mais on les déploie ou l’on ne les déploie pas, et de cela chacun est responsable. Un tel déplacement conceptuel obligeait, en amont, à redéfinir ces trois termes rivaux : l’universel, l’uniforme, le commun, pour les sortir de leur équivoque. En aval, à repenser le « dia-logue » des cultures : dia de l’écart et du cheminement ; logos du commun de l’intelligible.

À se tromper de concepts, on s’enlisera dans un faux débat, donc qui d’avance est sans issue.

 

Dans ce court essai, le philosophe et sinologue français François Jullien adopte une position tranchée quant à cette expression maintes fois éculée, particulièrement dans le champ politique, qu’est la « culture française ». En décelant en elle un concept d’identité bien trop figé et tourné vers l’intérieur, il préfère les termes de ressources ou de fécondité qui rendent bien plus compte de l’incroyable dynamisme de la culture, de son ouverture et de ses possibilités infinies. En optant ce point de vue singulier, la culture sort dès lors du clivage dans lequel elle est souvent enfermée et s’émancipe des deux conceptions qui la menacent aujourd’hui : la mondialisation et le communautarisme.


Si l'universel relève de la logique, que l'uniforme appartient à l'économique, le commun, quant à lui, est à dimension politique : le commun est ce qui se partage.

Pour développer son idée, François Jullien tâche d’abord de redéfinir des termes essentiels et qu’on a souvent tendance à mélanger, à amalgamer : l’universel, l’uniforme et le commun. Grâce à ces distinctions conceptuelles, le philosophe acte le fait qu’une forme d’universel, à savoir l’universalisme, c’est-à-dire cette volonté englobante parfois violente d’imposer des idées et des concepts, ou bien une vision du monde, a échoué. Ce que l’Europe et l’Occident ont voulu imposer et promouvoir par tous les moyens s’est révélé être du singulier comme il en existe tant dans le monde. Faut-il pour autant condamner l’universel ? Non, répond-il, à condition de laisser de côté cet universalisme souverain et figé, et de rechercher sans relâche l’universel, qui est lui aussi en mouvement, jamais satisfait. “L'universel pour lequel il faut militer est, à l'inverse, un universel rebelle, qui n'est jamais comblé” écrit-il.


L’uniforme, lui, est un concept qui relève de la production : est uniforme ce qui est standard, qui est au fond toujours pareil. Quant au commun, il est proprement politique : il se donne à partager. Et c’est précisément ce commun-là qu’il faut rechercher lorsqu’on parle de culture. Car comme le commun, la culture est aussi ce qui se partage.


Pour qu’il y ait effectivement partage, il doit exister une diversité de cultures et de langues et rien ne dit que cette diversité puisse être incorporée dans l’universel. Mais en mettant l’universel comme horizon, notre culture est sans cesse mise en présence d’autres cultures. Mise ainsi en relation avec cette diversité, en se questionnant sans cesse, en s’ouvrant à d’autres régimes de pensées, la culture se met ainsi en mouvement et entre en interactions avec l’altérité. Et c’est ici que l’universel prend tout son sens : la recherche du commun doit se faire au nom d’un universel et passe par la culture.


Car cette diversité propre au culturel, intérieure aussi bien qu'extérieure, pose la même question de fond, qui est politique : comment, à partir d'une telle diversité, qui est au principe du culturel et en fait la ressource, produire le commun nécessaire pour pouvoir à la fois les deux - déployer l'humain, dans l'extension de ses possibles, et « vivre ensemble » ?

Pour répondre à cette question, il convient de se confronter à ce qui est au cœur de la diversité et de l’identité : la différence. Si nous venons de voir que la culture se devait d’être dynamique et ouverte à l’altérité pour éviter toute forme de repli sur soi et donc de communautarisme, comment penser ce sur quoi toute culture humaine repose, le rapport aux autres et donc la différence ? A cette question, François Jullien nous invite à reposer le problème en refusant d’employer justement ce terme de différence. Avec pertinence sans doute, il nous fait remarquer que la différence se pense en termes de distinction, de classification, d’identification irrévocable. La différence amène une définition des deux éléments, basant le raisonnement sur des caractéristiques que l’un a et que l’autre n’a pas, figeant par la même occasion chacun d’entre eux dans leur identité et, de ce fait, engendre un refus de mise en relation des deux termes.


Aussi ne défendrai-je pas une identité culturelle, française ou européenne, comme si l'on pouvait définir celle-ci par différence et la fixer dans son essence. Ou comme si l'on pouvait traiter la culture en termes d'appartenance. Comme si je possédais "ma" culture. Mais je défends des fécondités culturelles françaises, européennes, telles qu'elles se sont déployées en France, en Europe, par écarts inventifs.

François Jullien nous propose donc de considérer le débat de l’identité culturelle non plus sous le prisme de différences, mais d’écarts. Contrairement à la différence qui marque la séparation par le biais de la distinction, l’écart, lui, le fait par la distance. Face au processus d’identification qu’implique la différence, l’écart impose, lui, une exploration, une distance sur laquelle les deux termes peuvent jouer pour se rapprocher, pour se mettre en regard. Par cet « entre » apparu entre eux, les deux termes sont maintenus en tension, et d’une certaine manière sont obligés de se confronter. De ce fait, loin de la perspective d’identité induite par la différence, l’écart, lui, engendre ce que l’auteur appelle une fécondité ou ressource. En ouvrant un espace entre deux éléments, l’écart promeut d’autres possibles, des ressources qui étaient jusque-là inenvisagées.


En s’ouvrant, l’écart traduit tout le dynamisme du culturel, un culturel qui par-là même jongle et se déploie entre le pluriel et l’unitaire : le culturel est à la fois pluriel et singulier. De là la très grande difficulté que l’on a pour le saisir dans toute sa dimension. C’est pour cette raison qu’il ne convient plus de s'appesantir sur un débat centré sur l’identité, mais d’ouvrir celui s’intéressant à ces fécondités.


Il adviendra un jour, peut-être pas si lointain, où l'on ne pourra plus étudier Molière ou Pascal à l'école, de peur de choquer des convictions.

Une fois que le problème de la culture est ainsi recentré, il apparaît alors nécessaire de se tourner vers ce qui menace véritablement la culture faite de ces fécondités et de ces ressources : la mondialisation et le communautarisme.. Pour François Jullien, “il faut donc résister, et cela sur les deux fronts que j'ai déjà dessinés : là, d'une part, où l'uniforme sert de semblant et de simulacre de l'universel ; et là, d'autre part, où le commun qui n'est plus porté par l'universel se renverse en son contraire (le "communautarisme")”. L’un comme l’autre, en proscrivant certaines ressources, en se voulant inclusifs, se retrouvent en réalité exclusifs.


Pour lui, la meilleure des résistances est d’abord celle des langues. Une culture repose avant tout sur une langue et n’apparaît pleinement que par son intermédiaire. Et c’est peut-être avec la langue que se révèle, dans la pensée de l’auteur, toute la pertinence de son concept d’écart. Car ce qui fait le lien entre deux langues, c’est la traduction. De ce fait, la traduction devient un exemple de ce qu’est un écart : par le biais de la traduction se crée quelque chose qui se trouve finalement entre les deux langues, comme si la langue dans laquelle est traduite la deuxième fait un pas, s’ouvre à la seconde. Traduire du chinois en français, c’est une preuve de l’ouverture de notre langue vers une autre, un pas fait dans l’entre, dans l’écart qui s’est ouvert entre les deux.


Mais alors, comment défendre les ressources de la culture face aux deux dangers (mondialisation et communautarisme) qui les guettent ? En les « activant » répond Jullien. Pour défendre les ressources culturelles, il faut les activer, c’est-à-dire les utiliser. Intervient ici une dernière subtilité de l’auteur. Pour lui, le débat sur l’identité culturelle est trompeur, parce qu’il évoque, pour un individu, “sa” culture. Ce possessif est faux si on le prend comme un possessif de possession qui exclut de fait le partage. En revanche, ce possessif peut être pertinent si on le considère plutôt comme un possessif d’appropriation, d’apprentissage. On utilise une ressource, on se l’approprie, mais on ne la possède pas. Personne ne possède La Fontaine. Mais on peut l’utiliser, s’en référer. En d’autres termes, on est tenté de confondre l’identité culturelle avec le concept psychologique d’identification. Si l’identification, c’est-à-dire le processus de formation du sujet, est nécessaire, il en n’en va pas de même avec l’identité culturelle qui, elle, est collective, dynamique.


Si ex-ister, c'est résister, c'est-à-dire d'abord se "tenir hors" - hors du subi et, au premier chef, du subi de l'Histoire, et si chaque époque connaît ainsi sa forme de résistance, posons que la nôtre soit celle-là : de résister de près, pied à pied, à ces deux menaces qui vont de pair : de l'uniformisation et de l'identitaire ; et d'inaugurer, s'appuyant sur la puissance inventive de l'écart, un commun intensif.

Résister face à la mondialisation et le communautarisme qui, l’un comme l’autre, en viennent à effacer les ressources culturelles, c’est avant tout les utiliser, les activer. Il en va de notre responsabilité car, si on en vient à les négliger, elles finissent par être délaissées. C’est pour cela que François Jullien, par exemple, milite pour un apprentissage du grec et du latin à l’école.


Dans ce court essai de philosophie, résister, c’est défendre les écarts qui sont les seuls, selon lui, à produire du commun. Dans cet espace ouvert entre les cultures, s’ouvrent un commun partagé. Pour défendre ce commun partagé, l’auteur en vient en dernier lieu à mettre en avant le dia-logue, dia qui était chez les Grecs déjà l’écart et le cheminement. Le dialogue est parfois long, souvent difficile, mais est le seul à même de mettre en regard les positions de chacun, est de créer un champ d’intelligence partagée vecteur de ce commun nécessaire.


Or, tel est bien le point crucial de nos jours, et ce, quelle que soit l'échelle du commun envisagé - de la Cité, de la nation ou de l'humanité : c'est seulement si nous promouvons un commun qui n'est pas une réduction à l'uniforme que le commun de cette communauté sera actif en donnant effectivement à partager.

Fort de son va-et-vient constant entre la culture chinoise et la culture française et européenne, le philosophe François Jullien développe ici une approche ayant la grande originalité de sortir du débat apparemment sans issue sur l’identité culturelle. En faisant un pas de côté, il montre qu’on se trompe peut-être de concepts lorsqu’on invoque la « différence » ou « l’identité » pour parler de culture, ces derniers étant trop figés et tournés vers eux-mêmes. Dans ce court essai, il montre qu’on gagnerait à mettre en avant les termes d’« écarts », de « fécondités » et de « ressources ». Par leur biais, c’est une culture ouverte et dynamique qui est ainsi promue, et qui, de fait, évite de tomber dans les deux grands pièges qui lui sont tendus aujourd’hui : la mondialisation et le communautarisme. Il substitue de cette façon à l’expression souvent galvaudée d’« identité culturelle » celle de « commun partagé », plus à même, selon lui, d’envisager la culture. Avec originalité et pertinence, François Jullien nous offre donc la possibilité de regarder la culture sous un autre prisme que celui de l’identité et milite pour une ouverture à l’altérité culturelle.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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