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De la démocratie en Amérique (T 2) - Alexis de Tocqueville (1840)

Avec cette oeuvre majeure, Tocqueville éclaire encore aujourd'hui de toute sa lucidité et sa pertinence nos sociétés contemporaines.


Un livre, à lire et relire, pour mieux saisir nos sociétés contemporaines
 

De la démocratie en Amérique I, Alexis de Tocqueville, Folio Histoire, 1986 (1840)


Tout dans l’œuvre de Tocqueville se rattache plus ou moins directement à un problème unique : dans les sociétés occidentales entraînées par un processus providentiel de démocratisation, la liberté de chaque homme pourra-t-elle subsister ?

Si l’idée centrale est une, les périls sont multiples, et depuis 1930 les commentateurs ont mis l’accent sur tel aspect ou tel autre. D’abord, au temps des fascismes occidentaux, ils ont valorisé le refus du totalitarisme, sacrifice de la liberté à un égalitarisme brutal. Depuis la chute de ces régimes, ils ont paraphrasé la vision de Tocqueville des périls insidieux d’une société de consommation qui invite chaque citoyen à se retirer dans le confort d’une vie privée dépourvue de toute solidarité ; et ils ont mis en valeur les pages où Tocqueville montre le danger corrélatif de la substitution aux décisions librement discutées, d’un bureaucratisme tout-puissant et stérile.

Tocqueville, observant l’enfance des démocraties modernes, y avait diagnostiqué les germes de maux qui se sont développés avec leur croissance.

 

Alexis de Tocqueville (1805-1959) est sans doute l’un des penseurs et philosophes politiques français les plus fascinants. Auteur majeur du début du XIXème siècle, force est aujourd’hui de constater que sa pensée est tombée dans un certain anonymat. Si, bien entendu, son nom est quelquefois cité dans les médias lorsque le concept même de démocratie est sujet à débat, la puissance de sa pensée n’en reste pas moins relativement méconnue. Tantôt décrié comme étant un auteur libéral, tantôt jugé comme trop conservateur (il est certes nostalgique de l’aristocratie pré-Révolution, sur certains aspects au moins), Tocqueville reste néanmoins un penseur fondamental de la politique et de la démocratie. Ayant été contemporain de la naissance de la démocratie américaine telle qu’on la connaît aujourd’hui, il nous a légué, entre autres, une œuvre majeure divisée en deux tomes : De la démocratie en Amérique. Le premier a été publié en 1835, le second, dont il est question ici, en 1840.


Le premier tome avait pour objet la démocratie américaine encore naissante. Fort d’un voyage de plus d’un an qu’il avait effectué quelques années plus tôt, Tocqueville y décrit l'État américain et son peuple face à une démocratie qui se déployait dans toutes les strates de la société américaine. En comparaison des autres régimes européens, le cas américain est un parfait exemple du vent démocratique qui soufflait durant la première moitié du XIXème siècle. Contrairement à de nombreux autres pays, les Etats-Unis présentaient aux yeux de Tocqueville un avantage de taille : il s’agissait du premier pays à être né démocratique, contrairement aux vieux pays européens qui avaient auparavant connu aristocraties et monarchies. C’est pour cette raison que ce premier tome était bien plus focalisé sur le politique, sa constitutionnalité et sa mise en place au sein de la société américaine.


Ce second tome est quant à lui complémentaire au premier : les Etats-Unis ne sont, je dirais presque, qu’un prétexte pour penser le concept même de démocratie de manière beaucoup plus large et générale. Tocqueville l’écrira lui-même dans une de ses notes : « Le premier livre plus américain que démocratique. Celui-ci plus démocratique qu’américain ». Dans cette deuxième partie, l’auteur veut montrer de quelle façon la démocratie a influencé divers aspects de la société américaine et sera pour lui l‘occasion de tirer, par déductions, certaines hypothèses sur ce régime politique particulier. Certains diront que ses conclusions étaient, pour l’époque, invérifiables (ayant écrit son oeuvre à une époque où l’implantation de la démocratie balbutiait encore) ; d’autres, au contraire, ne résistent pas à l’envie de faire de lui un visionnaire tant les nombreuses intuitions qui peuplent ses livres permettent encore aujourd’hui d’éclairer notre présent.


L’égalité des conditions comme origine de l’individualisme


S’il y a bien un élément essentiel dans la pensée de Tocqueville, c’est bien celui-ci : le processus induit par l’égalité des conditions au sein du peuple américain influence la société dans son ensemble. C’en est même un paradoxe : la liberté et l’égalité sont pour lui en perpétuelle tension au sein des démocraties. L’égalité des conditions, en se répandant dans toutes les strates de la société, laisse derrière elle de potentiels dangers. L’individualisme pointé par Tocqueville est l’un d’entre eux.


Pour moi, quand je sens la mais du pouvoir qui s'appesantit sur mon front, il m'importe peu de savoir qui m'opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu'un million de bras me le présentent.

L’égalité, en donnant en théorie la même importance à tous les citoyens, pousse la société à ne penser qu’à travers la majorité, induisant de fait certains à se cacher derrière l’opinion majoritaire. L’esprit critique y est donc menacé. Les individus sont plus isolés, sentant leur insignifiance face à la majorité : ils se réfugient de manière plus intense au sein de leur famille et de leurs cercles d’amis. C’est ainsi que pour l’auteur, la démocratie pousse chacun à se désintéresser des affaires publiques pour se focaliser sur ses intérêts privés.


Ce fait est d’autant plus prégnant que, pour Tocqueville, chacun ayant de fait une plus grande mobilité au sein d’une société démocratique que dans une société aristocratique, l’individu cherche à améliorer son bien-être et à s’enrichir. La démocratie a en effet changé les rapports entre les riches et les pauvres et entre les serviteurs et les maîtres grâce au système du contrat. Bien entendu, ce dernier établit un rapport de hiérarchie, mais en dehors de lui, les citoyens sont égaux. Ils peuvent ainsi quitter l’entreprise s’ils le souhaitent pour tenter leur chance ailleurs. Ainsi, à travers cette quête de bien-être que les moyens matériels peuvent leur donner, toute l’énergie des citoyens est presque uniquement tournée vers leurs intérêts personnels au détriment de la vie publique.


L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de se ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société elle-même.

La liberté comme rempart


Tocqueville cherche à montrer comment on peut préserver la liberté face à ce processus d’égalité des conditions qui amène avec lui certains dangers. A son époque, Tocqueville voit déjà que les peuples démocratiques ont pour l’égalité un amour sans borne car l’égalité n’existe qu’en démocratie, alors que la liberté peut se retrouver dans d’autres régimes. En ce sens, cette citation est particulièrement frappante : « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l'aiment, et ils ne voient qu'avec douleur qu'on les en écarte. Mais ils ont pour l'égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l'égalité dans la liberté, et, s'ils ne peuvent l'obtenir, ils la veulent encore dans l'esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l'asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l'aristocratie ».


Sentant bien qu'une perte de liberté est à craindre dans les régimes démocratiques, Tocqueville évoque certaines pistes pour y remédier. Face à la centralisation étatique des pouvoirs (phénomène dont il sent bien toute l’importance que cette dernière prend, déjà au XIXème siècle), l’auteur souhaite la mise en place d’institutions libres afin de réduire la puissance de l’Etat. On le verra plus tard, mais l’une de ses plus grandes craintes est l'émergence d’un État tout puissant, aux prérogatives sans bornes, au nom de l’intérêt général.


La presse est, par excellence, l'instrument démocratique de la liberté.

La première des libertés à préserver est pour Tocqueville la liberté politique : il souligne dans ce livre toute l’importance de la presse, qui permet à chaque citoyen de se forger une opinion et de faire entrer dans le débat public de nouvelles idées. Autre moyen salvateur : l’importance des associations. Les citoyens peuvent à travers elles s’engager dans la vie sociale et politique de leur pays et ainsi conserver leur liberté.


Le despotisme doux selon Tocqueville


Si Tocqueville est encore reconnu par certains, c’est peut-être grâce au concept de « despotisme doux » qu’il théorise à la toute fin de ce livre. Face aux nombreux bouleversements dont il est témoin, et à la crainte de la perte progressive de liberté au sein des démocraties, il se laisse à imaginer ce qu’un despotisme au sein d’une démocratie pourrait donner :


Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine.

Et de continuer :


Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.

Ces deux passages sont on ne peut plus clairs : la démocratie est le régime politique par lequel l’égalité se répand au sein des sociétés mais qui, paradoxalement, met la liberté en péril. L’esprit démocratique rend, pour lui, apathique, et désintéresse les citoyens des affaires politiques et du devenir de l’Etat. Plus intéressant peut-être, Tocqueville craint l’apparition d’un État paternaliste et tutélaire, tout puissant, auquel les citoyens s’en remettront corps et âmes. C’est pour lui le début d’une autre forme de servitude…


Avec ces deux livres, qui ne sont au fond que les deux faces d’une même pièce, Tocqueville développe une philosophie politique particulièrement originale. En se basant sur l’expérience américaine, il brosse le portrait d’un régime politique nouveau, qui porte en lui les racines de ses propres dangers. S’il reconnaît que l’avènement de la démocratie est, à bien des aspects, salvateur, il sait rester lucide pour disséquer les influences que l’égalité transporte au sein de la société, et anticiper ses limites. On comprend désormais pourquoi, des années après ces publications, d’autres philosophes, comme Raymond Aron, s’inspireront des écrits d’Alexis de Tocqueville.


« Le premier livre plus américain que démocratique. Celui-ci plus démocratique qu’américain ». C’est ainsi que Tocqueville présentait son diptyque dans une de ses notes. Et en effet, ce second volet se détache plus amplement du cas particulier américain pour se focaliser de manière plus générale sur le concept même de démocratie, et de son influence au sein des peuples qui choisissent ce régime. Bien moins descriptif que dans le premier tome, l’auteur propose à ses lecteurs des déductions et des hypothèses qui, à bien des égards, se révèlent encore aujourd'hui d’une actualité surprenante. En se basant sur l’expérience américaine, il brosse le portrait d’un régime politique nouveau, qui porte en lui les racines de ses propres dangers. Tocqueville met par exemple en exergue l’individualisme comme danger principal des peuples démocratiques en ce sens que les individus sont enclins à se replier sur eux-mêmes, délaissant progressivement les affaires publiques pour se concentrer sur leurs intérêts privés et laissant volontairement l’Etat s’arroger des pouvoirs presque sans bornes. C’est dans ce tome que l’on découvrira le concept de « despotisme doux », un despotisme se reposant sur une apathie générale dans laquelle l’Etat serait devenu paternaliste et tout puissant. S’il reconnaît que l’avènement de la démocratie est, à bien des aspects, salvateur, il sait rester lucide pour disséquer les influences que l’égalité transporte au sein de la société, et anticiper ses limites. De la démocratie en Amérique est donc un livre fondamental pour qui souhaite enrichir sa réflexion sur la politique et la démocratie.

“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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