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  • Photo du rédacteurMax

Dans la forêt - Edna O'Brien (2002)

En Irlande, un fait divers sordide raconté par ses principaux protagonistes, ses victimes et leur meurtrier. Dérangeant et envoûtant.


Un fait divers en plein coeur de l'Irlande
 

Dans la forêt, Edna O'Brien, Le Livre de Poche, 2019 (2002)

Michen est de retour au pays. Celui qui, à dix ans, a volé un fusil, sème la terreur sur son passage. Il rackette, menace, insulte la population, bien trop effrayée par de possibles représailles pour le dénoncer. Enfermé dans sa solitude depuis la mort de sa mère, il ne répond qu’aux voix qui résonnent dans sa tête.

Eily, nouvelle venue au village, vient de s’installer avec son fils de quatre ans dans une maison abandonnée au milieu des champs. Sa beauté lumineuse et sa liberté fascinent, en même temps qu’elles suscitent la méfiance. Quand elle disparaît avec l’enfant, on croit d’abord à une fugue…

S’inspirant d’un fait divers qui bouleversa un petit village du comté de Clare en 1994, Edna O’Brien nous entraîne au plus près du délire psychotique d’un meurtrier, alternant de manière troublante les points de vue, celui du protagoniste, ceux de l’entourage et ceux de ses victimes, dans un saisissant roman polyphonique, où l’effroi le dispute à la compassion.

 

Edna O’Brien est une écrivaine irlandaise qui n’a de cesse de peindre des portraits de femme depuis ses débuts en 1960 avec The Country Girls (roman qui fera scandale et sera interdit dans son pays natal), jusqu’à très récemment avec Girl. Grande amie de Philip Roth (dont la chronique de son Portnoy est disponible ici), elle dresse dans ce livre le portrait d’une petite localité irlandaise bouleversée par un drame incompréhensible : un triple meurtre.


Il avait été un enfant de dix, onze et douze ans, puis il cessa d’être un enfant parce qu’il avait appris les choses cruelles qu’ils lui avaient enseignées, dans des endroits portant les noms de saints.

Les vingt premières pages sont d’une froideur saisissante : en seulement quelques pages, Edna O’Brien arrive à décrire la manière dont un système judiciaire peut transformer et broyer un garçon d’une dizaine d’années en apparence renfermé, grand amoureux des arbres et admirateur inconditionnel de sa mère, en un jeune homme profondément brisé par les sévices et les abus qu’il a subi pendant des années.


A son retour dans la région qui l’a vu naître, à défaut de l’avoir vu grandir, Michen O’Kane est devenu un marginal, un paria relégué au ban de la société qui effraye tous ceux qui l’ont connu plus jeune. Le Kinderschreck, comme les gens l’appellent depuis qu’il a volé un fusil à un allemand, erreur qu’il l’avait conduit à entrer pour la première fois dans un foyer pour n’en ressortir qu’une dizaine d’années plus tard, le Kinderschreck est de retour. Dès lors, rien ne pourra empêcher le drame de se produire.


Ils ont peur de lui maintenant, du Kinderschreck, un des leurs, un fils de leur terre, issu de leur chair et de leur sang, devenu fou furieux.

Michen O’Kane est donc de retour. Si certaines personnes qui l‘ont connu petit essaient bien de l’aider, la grande majorité des habitants de la région ont une peur irrationnelle de ce jeune homme. Dans une société encore imprégnée d’un mélange de paganisme et de christianisme, tous craignent de le dénoncer à la police par craintes de représailles : perçu comme le diable en personne, presque comme une punition divine, personne n’ose dénoncer les vols et les agressions qui sont pourtant des signes avant-coureurs symptomatiques de la montée en puissance meurtrière de O’Kane. Car, oui, si chacun avait pris sa part de responsabilité, ce drame aurait sans doute pu être évité.


Pour la foule, tout cela n’était que trucage amusant, mais pour O’Kane c’était du vrai, elle était sortie de son univers pour entrer dans le sien, dans la métamorphose onirique qu’il en avait faite, tout entière maternante et pécheresse. Une diablesse.

Cela n’était donc qu’une question de temps avant que le Kinderschreck ne commette l’irréparable. Et tout se mit à basculer lorsqu’il s’enticha de la jeune femme qui habitait désormais son ancienne maison avec son jeune fils. Magnifique, envoûtante, et surtout incroyablement libre, Eily plaît autant qu’elle intrigue. O’Kane, devenu incohérent, obsessionnel et paranoïaque par la force des circonstances qui l’ont détruit, est désormais obnubilé par cette femme. Il l’épie, la guette, l’observe ce qui, progressivement, le conduira sur un chemin sanglant.


A travers cette tragique histoire, Edna O’Brien nous plonge dans l’âme de son pays où superstitions, religion, ressentiments et rancœurs se mélangent dangereusement. Cette atmosphère mortifère s’incarne sans doute dans ce qui est l’un des personnages principaux de ce livre : la forêt. Et ce qu’elle représente. Paganisme, mystère et mémoire. Car O’Kane est, comme il l’écrira lui-même dans son cahier à l’école, un “vrai fils de la forêt”. C’est sous la protection de la forêt qu’il se sent véritablement lui-même. Elle lui parle à travers les voix qu’il ne cesse d’entendre. C’est sous sa bénédiction qu’il commettra ses horreurs. Et bien après ses crimes, c’est bien la forêt qui portera encore pour longtemps les stigmates du sang versé.


Il se mit à quatre pattes et cassa des bâtons, construisant une phrase autour des mots totémiques : « Dieu me hait, Papa me hait, on me hait »

Enfin, il me semble intéressant de s’attarder sur le style et la structure qu’Edna O’Brien utilisent pour relater ce tragique fait divers. En se glissant tour à tour dans la peau de ses différents protagonistes, elle évite toute forme de manichéisme qui pourrait réduire la puissance de son roman. O’Kane est loin d’être sympathique et attachant, mais il n’est pas non plus foncièrement détestable et, surtout, déshumanisé. En se penchant sur son passé, et sans enlever toute l’horreur de son geste, on en vient à essayer de comprendre comment il en est venu à tuer. Sans chercher à l’excuser, c’est bien aussi les responsabilités individuelles, celles du système pénitentiaire et de la société dans son ensemble qui sont questionnées par ce livre. A cette réflexion dérangeante s’ajoute une écriture nerveuse et oppressante qui fait de la lecture de ce roman une expérience profondément déstabilisante et angoissante.


Tiré d’un sordide fait divers, ce roman est avant tout l’histoire d’une localité confrontée au retour d’un jeune homme brisé par un système carcéral dans lequel il a subi sévices et abus. Mis de cette manière au ban de la société, le jeune homme, devenu paranoïaque et délirant, fou en réalité, en viendra à commettre l’irréparable. Sans excuser son passage à l’acte, Edna O’Brien interroge les failles de la société et les responsabilités de chacun, des habitants qui le marginalisent aux foyers pour jeunes délinquants et la prison qui l’ont détruit. Grâce à une écriture nerveuse, incisive, qui transpire l’angoisse, la lecture de ce livre en devient dérangeante et déstabilisante. Un livre dont on ne sort pas indemne.


Qu’est ce qui pervertit un enfant… Qu'est-ce qui empêche un enfant d’être un enfant ? demande le prêtre.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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