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Arendt et Heidegger, la destruction dans la pensée - Emmanuel Faye (2016)

Même s'il traduit un parti pris manifeste, l'examen de ces deux auteurs est suffisamment détaillé et sourcé pour porter un regard critique sur leur pensée.

Un livre qui s'attaque à deux monuments de la philosophie : Arendt et Heidegger

 

Arendt et Heidegger, la destruction dans la pensée, Emmanuel Faye, Albin Michel, 2020 (2016)

Depuis une quinzaine d’années, les parutions de nombreux écrits de Heidegger ont révélé la radicalité de son national-socialisme et de son antisémitisme. Ses défenseurs se sont alors raccrochés à l’intensité de sa réception, pour tenter de sauver son statut de grand penseur. Parmi ceux-ci, Hannah Arendt est sans conteste celle qui aura le plus contribué, après 1945, à la diffusion planétaire de sa pensée. À la lire, on se heurte cependant à une question qui sera l’une des interrogations directrices du livre : comment un même auteur a-t-il pu concilier la défense hyperbolique de Heidegger et la description critique du totalitarisme national-socialiste, en particulier dans son rapport sur le procès Eichmann ? Arendt semble en effet se contredire : d’un côté, ses études de la dynamique destructrice des mouvements hitlérien et stalinien au xxe siècle, qualifiés par elle de totalitaires ; de l’autre, son apologie de Heidegger en 1969 pour ses quatre-vingts ans.

Pour Emmanuel Faye, cette contradiction n’est qu’apparente, et l’interprétation par Arendt du national-socialisme et le fait d’exonérer Heidegger de toute responsabilité sont intimement liés.

 

Après son livre paru en 2005, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie, dont le titre est suffisamment équivoque pour comprendre en quoi il a créé la polémique (s’attaquer au grand Heidegger, tout de même…), Emmanuel Faye poursuit son examen critique virulent du philosophe allemand en y associant cette fois une critique en apparence plus surprenante relative à Hannah Arendt.


Autant vous le dire tout de suite, cette chronique sera plus longue que les autres. D’une part parce qu’il m’apparaît nécessaire de contextualiser ce livre pour l’aborder de la manière la plus honnête possible et, d’autre part, parce qu’il y a quand même beaucoup de choses à dire et à retenir de cet ouvrage.


Nous savons qu’Hannah Arendt a été l’élève et l’amante de Heidegger durant la fin des années 1920 ce qui, objectivement, pourrait expliquer l’influence qu’a pu avoir ce maître à penser sur ses travaux par la suite. En cela, rien de douteux et heureusement : il ne s’agit somme toute que d’un lien de filiation philosophique qui peut unir un professeur à son élève et à ce titre, il semble tout à fait compréhensible qu’il y ait des “traces” de la pensée de Heidegger dans celle qu’Arendt développera par la suite. Néanmoins, ce que veut pointer ici Emmanuel Faye, c’est la possible contradiction qu’Arendt a développé en dénonçant, d’un côté, le totalitarisme et, de l’autre, en mettant sur un piédestal celui qu’elle savait être un acteur du nazisme en Allemagne. L’entreprise extrêmement difficile de ce livre est donc d’essayer de comprendre ce paradoxe. Même si deux figures, deux idoles presque (ce qui peut expliquer les polémiques qui ont suivi sa parution), doivent être écornées.


Avant de rentrer plus en détails dans la thèse de Faye ici, notons d’abord ceci : oui, il s’agit d’un ouvrage extrêmement critique sur les deux philosophes allemands et qui traduit, me semble-t-il, un parti pris manifeste de son auteur quant à ces deux auteurs. En effet, pour Faye, Heidegger fut un nazi avéré et sa philosophie en est fortement imprégnée ; on ne peut le lire qu’avec un recul critique suffisamment important pour débusquer ses idées nauséabondes. Arendt, quant à elle, si elle n’a jamais fait partie de ce parti politique raciste et antisémite, si elle ne s’est jamais compromise avec le nazisme, si elle l’a même dénoncé, il demeure surprenant qu’elle est tant fait pour réhabiliter son professeur sur la scène philosophique internationale. Surtout, comme nous le verrons par la suite, sa pensée elle aussi présente des éléments qui peuvent entraîner une certaine méfiance. En définitive, Faye ne met évidemment pas Heidegger et Arendt au même niveau, loin s’en faut : l’un a une pensée fondamentalement dangereuse, l’autre suscite un peu de scepticisme.


Mais alors, si ce biais idéologique est avéré concernant l’auteur de ce livre, faut-il néanmoins le lire ? N’est-ce pas, au fond, un procès à charge que fait sciemment Emmanuel Faye à Heidegger (encore), et un peu à Arendt ? Possible. Mais cela n’enlève rien aux arguments qu’il avance et qui sont souvent, me semble-t-il avec le peu de connaissances que je peux avoir sur ces deux auteurs, pertinents. Car le travail de Faye, s’il est grandement philosophique, est aussi historique : il se base sur des faits avérés, sur des lettres écrites, sur des travaux difficilement contestables. Si à mes yeux, le cas Heidegger est aujourd’hui en partie démontré (oui, Heidegger a pleinement collaboré au régime nazi et a été lui-même un nazi convaincu, au moins sur une courte période), celui d’Arendt est plus trouble. Cela étant, ne serait-ce que pour les arguments objectifs invoqués ici, et quand bien même si ses interprétations peuvent sembler extrêmes, le travail d’Emmanuel Faye est sans doute nécessaire pour qui veut se pencher de manière plus approfondie sur deux philosophes qui ont incontestablement marqué le XXème siècle.


Une fois faite cette longue introduction, tâchons (modestement) de nous pencher plus en avant dans la thèse de ce livre. Dernière remarque néanmoins. Autant le dire tout de suite, mes connaissances philosophiques étant ce qu’elles sont, à savoir largement imparfaites et lacunaires, je n’ai aucunement la prétention d’affirmer que la lecture de ces près de 600 pages a été pour moi un long fleuve tranquille. En particulier quant elles relèvent de Heidegger, réputé particulièrement difficile d’accès. C’est peut-être parce que je n’ai pas tout saisi que je me dois de prendre suffisamment de recul sur ce qui m’est affirmé et prouvé ici. Et puis, même si tout m’était apparu limpide, je ne vous aurais évidemment pas tout exposé ici : le but de cette chronique n’est pas de faire un résumé de tout ce qui est dit dans cet ouvrage. Si cela vous intéresse, je ne peux que vous enjoindre à lire ce livre pour vous faire votre propre opinion. Parce qu’au fond, il s’agit de cela, se faire une opinion. Je m'efforcerai donc de revenir sur les éléments qui m’ont semblé être les plus pertinents de ce livre et qui ont contribué à me forger la mienne.


Nous estimons donc qu'il existe une certaine structure de pensée ou, mieux, de vision national-socialiste qu'il est possible de reconstituer, d'analyser et de critiquer. Une vision dont la virulence n'a cependant d'égale que la pauvreté, une pensée non de la profondeur, mais des bas-fonds. Pensée minée par le fanatisme, déchirée par la haine, qui se détruit elle-même dans son obsession d'anéantir spirituellement et physiquement l'ennemi, une pensée ou vision hallucinée dont on ne saurait tirer une once de philosophie. C'est cette vision pétrie de ressentiment, dont la "grandeur" proclamée ne reflète que la paranoïa, que l'on retrouve dans chacun des Cahiers noirs publiés et, si l'on est attentif, dans l'œuvre entière de Heidegger.

Commençons (enfin) par ce qui relève d’Heidegger. Première chose à avoir en tête lorsqu’on parle de ce philosophe : encore aujourd’hui, ce dernier fascine toujours autant. Si les critiques à l’encontre des travaux d’Emmanuel Faye ont été si virulentes, c’est parce qu’il existe en France une communauté de philosophes et de penseurs qui le défendent corps et âme, et qui, encore aujourd’hui, ne veulent pas voir la part de nazisme de leur auteur préféré. Deuxième fait, dont les conséquences sont en lien avec le premier : Heidegger, à sa mort, à soigneusement préparé la publication posthume de ses œuvres complètes, dont les fameux Cahiers noirs (34 carnets en tout) qui, dans certains d’entre eux, démontrent sans peine son nazisme. Les ayant-droits d’Heidegger retardent leur parution, particulièrement en France, où encore trop peu d’entre eux ont été publiés à cause de la mainmise de certains philosophes sur ses traductions. Il semble à première vue curieux qu’Heidegger lui-même, qui n’a d’ailleurs jamais officiellement renié son passé, planifiant la parution de ses textes à sa mort, ait choisi de garder des textes antisémites dans ses carnets. Au fond, la grande opacité qui entoure son auteur suscite autant la fascination de certains que la suspicion de beaucoup d’autres (Emmanuel Faye en tête).


Selon Faye, Heidegger a donc été un nazi convaincu. Pour le prouver, il se base sur de nombreux textes laissés par le philosophe allemand. Si certains éléments laissent à penser que l’antisémitisme d’Heidegger existait déjà avant les années 1930 (une lettre à sa femme datée de 1916 est à ce titre très explicite), c’est bien lors de ces années-là que son national-socialisme a été le plus prolifique. Dans les années 1933-1934, certains des cours qu’il a donnés à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, dont il fut le recteur, montrent tout l’engagement qu’il portait alors pour le Führer, lui qui fut le premier directeur à prêter allégeance à Hitler. C’est précisément parce qu’il fut enseignant que sa contribution au nazisme apparaît si problématique : grâce à son poste, à son rôle et à l’aura que le philosophe avait alors déjà, il a pu aisément favoriser la diffusion des idées racistes et destructrices du national-socialisme.


Si ces éléments plus historiques et biographiques apparaissent suffisamment pertinents, qu’en est-il de sa pensée elle-même ? Heidegger a-t-il d’une manière ou d'une autre introduit le nazisme dans le champ philosophique ? Oui, répond Faye. Cette pensée destructrice a été souvent mal perçue, mais elle existe bel et bien. Cette incompréhension tient d’abord du fait qu’Heidegger lui-même crypte le plus souvent sa pensée, suggère plus qu’il n’affirme. Derrière la profondeur apparente de ses travaux “philosophiques” se cache une pensée indéniablement élitiste qui s’adresse aux quelques-uns qui la comprennent et relègue de ce fait les autres sur le ban de l’humanité.


Pour Heidegger, il existerait donc une essence supérieure qui justifierait une inégalité entre les hommes. Lui dont la pensée se construit autour de “l’être” et de “l’étant”, son antisémitisme se situerait dans l’histoire de l’être et des concepts comme celui de “l’enracinement”. C’est cette idéologie qui serait problématique : la “philosophie” serait avec Heidegger au service d’un projet politique destructeur et fondamentalement dangereux. En définitive, pour Faye, Heidegger serait presque un simulacre de pensée ou, du moins, aurait constitué une sorte de labyrinthe qui perdrait la plupart des lecteurs et qui permettrait à ceux qui arrivent en son cœur de comprendre toute la puissance et la supériorité de la germanité.


Cependant, pour s'être résolument et sciemment mise dans les traces de Heidegger, Arendt en est venue à faire sienne sa vision dévastatrice de la modernité et sa déshumanisation de "l'animal laborieux". Attirée par le mirage d'un autre commencement et d'un salut immanent, elle s'est engagée dans la fondrière des existentiaux heideggériens, de l'être-jeté à l'être-ensemble, pour en tirer son paradigme de la polis, de la communauté et de la puissance. Prompte à neutraliser toute critique, elle a bâti de son dithyrambe le socle sur lequel l'ancien recteur nazi, celui qui proposait Horst Wessel en modèle pour la jeunesse allemande, a pu être érigé en roi dans le royaume du penser. Mais la pensée philosophique ne connaît pas de rois.

Une fois que le cas Heidegger est évacué, une question subsiste : où se situent ses nombreux disciples, au sommet desquels se trouve incontestablement Arendt ? A-t-elle été "contaminée" par la pensée raciste de son mentor ?


Pour Faye, le cas Arendt est bien plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. En effet, il relève chez la philosophe deux grandes périodes dans sa pensée : une première avant 1949, et l’autre qui s’ensuit. S’il juge la première plutôt pertinente, il est bien plus sceptique quant à la seconde. Pour lui, « le ralliement d’Arendt à la vision heideggérienne de la modernité et au démantèlement de la “pensée occidentale” est fondé sur une adhésion antérieure aux “retrouvailles” fribourgeoises de février 1950 ». C’est dans cette période charnière qui s’étale entre 1949 et 1954 qu’Arendt s’est véritablement tournée vers Heidegger en cherchant à le défendre.


Faye ne s’attarde pas énormément sur la première période, celle de la “jeune Arendt”, à laquelle il reconnaît tout de même un certain intérêt intellectuel. Il préfère se concentrer sur la période d’après 1949 en fondant son analyse sur trois ouvrages de références d’Hannah Arendt : Les Origines du totalitarisme (1951), Condition de l’homme moderne (1958) et Eichmann à Jérusalem (1963). C’est en particulier à travers le prisme que constituent ces trois livres que Faye élabore sa critique d'Hannah Arendt.


Première chose assez incroyable qu’il note concernant Les Origines du totalitarisme, ce sont les sources qu’utilisent Arendt et sur lesquelles elle s’appuie pour former son raisonnement. Fait qui avait déjà été noté par d’autres philosophes ou historiens par le passé, mais fait néanmoins curieux : une grande partie des auteurs qu’elle cite sont des intellectuels reconnus comme pleinement nazis. En d’autres termes, elle se réfère à des penseurs nazis (C. Schmitt, W. Franck, E. Voegelin, H. Rauschning) pour élaborer sa critique du totalitarisme et plus généralement sa pensée. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’elle choisit ces auteurs-là alors qu’elle ne fait aucune référence au livre de Grossman sur Treblinka qu’elle a pourtant recensé en 1946. A priori, elle a donc délibérément mis de côté des travaux pourtant importants sur les totalitarismes en préférant s’appuyer sur des auteurs dont la pensée nazie n’est plus à prouver.


Plus intriguant peut-être encore, tant ce revirement de pensée est radical : durant les années 1930, elle avait montré comment l’antisémitisme nazi avait puisé ses origines dans le mouvement romantique allemand du XIXème et début du XXème siècle. A partir des années 1950, et dans Les Origines du totalitarisme, c’est l’inverse : « On a accusé le romantisme politique d’avoir inventé la pensée raciale [...] ; la contribution directe du romantisme au développement de la pensée raciale est presque négligeable ». Drôle de volte-face tout de même. Pour Faye, cette attitude s’insère dans un projet plus large qui vise à dédouaner les élites intellectuelles ayant pris part au national-socialisme et donc, Heidegger. Ces dernières auraient sombré dans le nazisme par désespoir et n’auraient en aucune manière influé sur le cours des choses. Ce qui est faux, et de nombreux historiens l’ont par la suite démontré.


Cette disculpation des élites allemandes dans le nazisme n’est pas le seul problème soulevé par Emmanuel Faye quant à son regard sur cette période. En effet, il met aussi en évidence le regard qu’Arendt porte sur les Juifs, et le moins que l’on puisse dire c’est que la philosophe allemande prend une nouvelle fois des libertés avec la vérité historique et laisse entendre que les Juifs ont une responsabilité dans l’antisémitisme. Pire, elle va même jusqu’à prétendre que dans les camps de concentration et d’extermination, il y aurait presque une indistinction entre les victimes et les bourreaux. Encore une fois, de tels propos semblent difficilement acceptables.


En se penchant ensuite plus en profondeur dans la pensée même d’Arendt, Faye y découvre des textes problématiques. Certaines phrases, qui certes, certains pourront peut-être à juste titre expliquer en affirmant qu’ils sont sortis de leur contexte, semblent pour le moins ambigu. On peut citer ici : « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique » (L’Impérialisme). Ou encore : « La distinction entre l’homme et l’animal recoupe le genre humain lui-même : seuls les meilleurs, qui constamment s’affirment les meilleurs [...] et “préfèrent l’immortelle renommée aux choses mortelles” sont réellement humains » (Conditions de l’homme moderne). C’est peut-être cette dernière affirmation qui me paraît la plus hallucinante : si « la distinction entre l’homme et l’animal recoupe le genre humain lui-même », cela veut dire, tout simplement, qu’il y des hommes qui sont des animaux.


Si je ne cite ici que deux phrases, sachez que Faye s’appuie bien évidemment sur bien plus. En réalité, dans ce livre, il met en perspective nombre de textes qui tendent à montrer qu’Arendt, tout comme Heidegger, partage une vision aristocratique de la politique. Pour elle, le monde politique et la communauté ne peuvent être qu’élitistes : il n’y a que les meilleurs, les êtres humains les plus élevés, qui entrent finalement dans le monde politique. Les autres, l’animal laborans, parce qu’il renvoie à l’activité assurant la conservation de la vie, rien de plus, ne sont que des êtres humains devenus superflus. Pour entrer dans le monde politique, il faut être capable de s’extraire de cette condition, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. C’est parce que cette critique de la modernité entre en écho chez nombre de philosophes qu’ils ne voient pas le danger que représente la pensée d’Arendt.


En définitive, il conviendrait mieux de parler, à propos du Eichmann d'Arendt, d'un parti pris délibéré que d'une erreur d'interprétation.

Pour finir, l’ouvrage d’Arendt sur le procès Eichmann est le plus contestable et c’est celui-ci amène Faye à sa conclusion. Contrairement à ce qu’Arendt affirme dans ce livre, non, Eichmann n’était pas une marionnette incapable de penser, mais bien un homme fondamentalement actif dans le régime nazi et dans l’extermination de Juifs. Il savait ce qu’il faisait. Ce livre fallacieux d’Arendt est ouvertement contesté par bon nombre de commentateurs. Pour Faye, le portrait incontestablement faux qu’Arendt fait de Eichmann est à mettre en parallèle avec celui qu’elle fait de Heidegger lors de son discours pour ses quatre-vingt ans : d’un côté il y a un homme incapable de penser et coupable, de l’autre, le “roi dans le royaume du penser” qui, puisqu’il est si intellectuellement au-dessus de la mêlée, est apolitique et ne peut donc s’être véritablement compromis dans le régime nazi.


Finalement, Faye pointe ici des éléments qui avaient pourtant été relevés de nombreuses fois déjà mais qui n’avaient jamais entaché la réputation d’Arendt, elle qui est, à gauche comme à droite, citée sans cesse. Complaisance avec les élites intellectuelles nazies, procédé de dédouanement du romantisme allemand, déshumanisation du travailleur, indistinction entre les victimes et les bourreaux des camps d’extermination, bref autant de thèmes, au mieux douteux, voire même carrément révoltants. Pour enfoncer le clou, Faye évoque même la position hostile d’Arendt pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, là encore position déjà dénoncée par un ouvrage de Kathryn T. Gines.


Au fond, pour Emmanuel Faye, Arendt s’inscrit dans le sillage intellectuel et “philosophique” de Heidegger. En dédouanant le philosophe allemand de toute responsabilité dans le régime nazi, elle vise à légitimer ses positions fondamentalement antidémocratiques, son rejet d’une vision universaliste de l’humanité et, plus généralement, celui de la tradition philosophique occidentale. Ce qui pouvait passer pour une critique de la modernité semble donc devenir l’affirmation d’une vision aristocratique du politique, élitiste et donc antihumaniste.


Avec ce livre minutieux et extrêmement bien référencé, Emmanuel Faye explique comment deux philosophes, encore aujourd’hui considérés comme majeurs, ont développé une vision destructrice de la politique et de la pensée. Sans mettre les deux auteurs sur le même plan, il montre néanmoins en quoi leurs thèses sont fondamentalement problématiques. Si cet ouvrage et plus spécifiquement concentré sur Arendt, il représente tout de même l’occasion pour Faye de revenir sur Heidegger qui, aujourd’hui, n’est plus défendable quant à sa compromission dans le régime nazi ; les Cahiers noirs qui ont été publiés jusqu’à maintenant nous le prouve suffisamment. Ici, Faye synthétise toutes les critiques qui ont souvent été faites à Arendt, mais qui n’ont jamais ébranlé son statut de philosophe iconique du XXème siècle. De nombreux thèmes contestables de sa pensée sont décortiqués et mettent en évidence sa volonté de dédouaner Heidegger de sa responsabilité dans le régime nazi. En réhabilitant de cette manière son professeur, elle cherche également à promouvoir sa conception du politique et de la pensée dans laquelle elle s’inscrit pleinement : rejet de l’universalité de l’humanité, rejet de la démocratie, et plus globalement rejet de toute la tradition philosophique occidentale. Si cet ouvrage d’Emmanuel Faye traduit un parti pris hostile manifeste qu’il a sur Heidegger et Arendt, il n’en demeure pas moins que son travail est suffisamment détaillé et sourcé pour, au moins, légitimement jeté le doute sur ces deux figures du XXème siècle.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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