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Serge - Yasmina Reza (2021)


Roman aux dialogues étonnamment savoureux, Reza allie ici un humour noir grinçant avec une mélancolie lancinante porteuse d’un regard désabusé sur la vie.


Un roman savoureux aux dialogues incisifs
 

Serge, Yasmina Reza, Flammarion, 2021

« Chez ma mère, sur sa table de chevet, il y avait une photo de nous trois rigolant enchevêtrés l’un sur l’autre dans une brouette. C’est comme si on nous avait poussés dedans à une vitesse vertigineuse et qu’on nous avait versés dans le temps. »

 

Voici venu le temps de vous parler d’un livre que j’ai acheté récemment. Et pour cause, il est sorti en ce début d’année 2021 et a déjà beaucoup fait parlé de lui. En bien dans l’ensemble, je crois. Bien évidemment, le nom de son autrice fait à lui seul son petit effet. D’abord dans le monde du théâtre. Yasmina Reza est avant tout connue et reconnue dans le monde entier pour ses talents de dramaturge. Sa pièce, Art (1994), est sans doute l’une des plus pièces françaises les plus jouées dans le monde depuis ses trente dernière années et une autre de ses pièces, Le dieu du carnage (2007) a été adaptée au cinéma en 2011 par le talentueux et non moins décrié Roman Polanski. Bref, autant dire que Yasmina Reza est sans doute une excellente dramaturge.


Pourtant, depuis ces dernières années, voilà qu’elle se lance plus assidûment dans le roman. Lauréate du Prix Renaudot en 2016 pour Babylone, l’histoire d’une petite fête bourgeoise entre amis qui tourne au drame, elle est revenue cette année en librairie avec un nouveau roman, Serge.


Je ne comprends pas pourquoi mamie s’est fait incinérer. Ça me paraît dingue qu’une juive se fasse incinérer.

De quoi s’agit-il exactement ? Ce roman met en scène une famille au fond incroyablement banale, centrée autour d’une fratrie juive de trois cinquantenaires : Nana, la sœur, Serge, qui donne son nom à ce livre, et Jean, le narrateur. Mis à part Nana, qui forme un couple solide avec Ramos, les deux hommes ont des vies sentimentales plutôt compliquées. Sous l’impulsion de la fougueuse fille de Serge, Joséphine, qui les accompagnera, les trois frères et sœur décident de se rendre à Auschwitz pour visiter ce lieu de mémoire. Si les femmes, Joséphine et sa tante Nana, démontre une véritable envie de s’y rendre, les deux frères, eux, sont pour le moins dubitatifs. On comprend dès lors comment cette légère divergence de point de vue va créer des frictions au sein de la famille... Roman choral et transgénérationnel, ce roman porte le nom de celui qui est au cœur de cette fratrie, pour le meilleur et pour le pire…


Que dire de ce livre ? Énormément de choses à vrai dire. D’abord, et même si je ne suis pas un grand spécialiste de l’auteure, il me semble que la grande force de Yasmina Reza est de croquer des destins de personnes incroyablement banales, au fond loin d’être de véritables héros et donc, en fin de compte, pas très intéressantes, au moins sur le papier, et d’en faire ressortir à la fois une universalité et des particularités qui les rendent uniques. Le talent indéniable de Reza, dans ce livre en tout cas, est de faire du banal quelque chose de foncièrement singulier. Cette famille est loin d’être une famille exceptionnelle, et les membres qui la composent sont aux antipodes de ceux que l’on retrouve au cinéma et à la télé. Aucune personnalité atypique, aucun tempérament hors du commun. Au contraire, cette famille est faite d’une normalité presque ennuyeuse, sans aucune réelle originalité. Nana est une mère de famille dans l’ensemble heureuse en ménage, Serge est un homme qui a trompé sa compagne avec une agente immobilière, et Jean, lui, est un homme étonnamment effacé… Bref, a priori, rien de bien palpitant….


Nos parents ont disparu sans avoir livré autre chose que des fragments, des résidus de biographies peut-être affabulés et on ne peut pas dire que nous nous soyons intéressés à leur saga. Qui veut s'embarrasser de religion et de morts ?

Et pourtant. Pourtant, Yasmina Reza arrive à transformer ces quidams sans grande envergure en des personnages romanesques formidablement amusants et agréables à suivre pour un lecteur. Comment y arrive-t-elle? avez-vous envie de me demander. Par ses dialogues. Les dialogues de ce livre sont la force vitale de ce récit, le cœur de l’intrigue : ce sont eux qui rythment l’ensemble de ces pages. Et franchement, j’ai rarement lu au sein d’un roman des dialogues aussi ciselés, aussi puissants et, au fond, aussi drôles. Les répliques de chacun des personnages font toujours mouche et arrivent à nous faire rire alors que la situation est loin de s’y prêter. Bien évidemment, on sent là l’aisance et l’expérience de la dramaturge. Mais quand même. Arriver à insérer au sein d’un roman des dialogues qui pourraient tout aussi bien convenir à du théâtre est loin d’être chose facile, et le plus souvent, lorsque l’expérience est menée à son terme, on se retrouve le plus souvent avec un roman qui n’est en définitive que du théâtre romancé. Ici, Yasmina Reza réussit à faire un véritable roman avec son expérience théâtrale. Et franchement, le rendu vaut le détour.


Mais si ce sont, à mon sens, avant tout les dialogues qui ressortent de ce récit, je n’en oublie pas les thématiques qui sont abordées ici. D’abord celui de la mémoire. Et l’approche de Reza quant à ce sujet pourtant délicat est assez iconoclaste. J’en veux pour preuve l’interview qu’elle a donnée à François Busnel lors de sa Grande Librairie (un extrait ici). Pour elle, “l’identité ne peut être que personnelle, que l’on se forge soi-même, et n’a rien à voir avec la culture, les racines”. Pour ses personnages, Jean, Serge, Nana et Joséphine, se rendre à Auschwitz n’est pas fondamental, quand bien même certains de leurs parents éloignés y sont morts. Ils y vont sans réelle conviction, au moins pour Jean et Serge. C’est pour cela qu’ils ne trouveront pas véritablement leur place dans ce lieu chargé d’histoires et de tragédies. C’est de cette contradiction que naîtra tout l’absurde du récit. Il y a un décalage entre l’émotion nécessaire à ce lieu lorsqu’on le visite, et la réalité de ces quatre personnages.


De même, me dis-je, tous ces souviens-toi, toutes ces furieuses injonctions de mémoire ne sont-ils pas autant de subterfuges pour lisser l’événement et le ranger en bonne conscience dans l’histoire ?

D’ailleurs, la description que fait Reza de ce camp est lui aussi en rupture avec l’image que l’on se fait d’Auschwitz : les nombreux touristes et voyageurs sont en shorts et prennent des selfis à tout-va, comportement en théorie en total décalage avec ce que requiert un pareil lieu mais qui, pourtant, décrit une certaine réalité. Tout se passe comme si, au fond, là-bas tout n’était que posture pour tous ces gens qui n’ont jamais vécu l’horreur des tragédies qui s’y jouaient il y a maintenant plus de quatre-vingt ans.


Ce qui ressort avant tout de ce livre, c’est son humour noir. Je l’ai dit, les dialogues de ce roman sont tous foncièrement drôles et savoureux, alors que le sujet et les thématiques qui y sont abordés sont loin de faire sourire. On y parle de vieillesse (le bon Maurice est un personnage secondaire qui est néanmoins, en un certain sens, au cœur de l’intrigue) et, finalement, ce livre se découvre être celui de trois frères et sœur confrontés au temps qui passe, à des choix qui n’ont pas toujours été les bons, à une vie qui n’a pas tenu toutes ses promesses. A la lecture de ce livre, même si l’humour est souvent présent, on se surprend à découvrir, à travers ces pages, une forme de mélancolie lancinante, le regard d’une auteure en partie désabusée, qui finit par mettre ses personnages face à l’absurdité de leur comportement et d’une société en quête de sens.


Il aime être le héros d’une fable clownesque. Les hommes aiment être les héros de tout, n’importe quel héros.

Réussir cette prouesse n’est pas donnée à tout le monde, me semble-t-il, surtout lorsque, comme moi, on croit que le plus difficile pour un roman, c’est d’arriver à faire rire. Alors, lorsqu’on y arrive en y ajoutant un regard blasé, presque fatigué, sur la vie et ses personnages, on ne peut qu’admirer et apprécier la lecture de ce livre. Je mettrai néanmoins un bémol, qui n’est somme toute que personnel : il m’a semblé (mais peut-être est-ce dû aux conditions de ma lecture, qui s’est étalé sur plus d’une dizaine de jours) que ce roman s'essoufflait un peu sur la fin. Comme ses personnages, qui, je crois, n’avaient plus le mordant et le pétillant sur le dernier quart. Il n’en reste pas moins que Serge est finalement un grand coup de cœur.


Serge est le roman d’une dramaturge reconnue qui assoit à chacun de ses romans un peu plus sa légitimité dans le monde de la littérature. Forte de son expérience dans le théâtre, Yasmina Reza a réussi à nous offrir un roman qui repose avant tout sur la pertinence et l’humour que renferment ses dialogues. Chacun d’entre eux est véritablement savoureux et arrive à nous faire rire, chose pour le moins étonnante quand on connaît les sujets abordés. Plus fascinant encore, ils arrivent à contrebalancer l’outrageuse banalité de ses personnages qui n’ont, en apparence, rien de véritablement excitant. Pourtant, ce sont les mots qu’ils prononcent qui, en définitive, rythment le récit et rendent sa lecture incroyablement plaisante. Mais ce roman est loin de se résumer au talent de dialoguiste de Yasmina Reza. On y retrouve des thématiques pour le moins sérieuses comme celles de la mémoire ou de la vieillesse. La fratrie qui est ici mise en scène se compose de deux frères et une sœur cinquantenaires qui se retrouvent confrontés aux problématiques de la vieillesse et, d’une certaine manière, à la mort. Car, à travers le personnage de Maurice et le voyage à Auschwitz, c’est bien cette dernière qui se retrouve à voiler de son ombre la totalité du récit. Même si ce livre semble pour ma part s’essouffler un peu sur la fin, tout comme ses personnages qui n’ont plus le mordant et le pétillant des premières pages, Yasmina Reza arrive dans ce livre à allier un humour noir grinçant avec une mélancolie lancinante porteuse d’un regard désabusé sur la vie. Un très beau livre.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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