top of page
  • Photo du rédacteurMax

Ohio - Stephen Markley (2020)

Un premier roman percutant qui met en lumière une Amérique intimement fracturée et une jeunesse désenchantée. Bluffant d'actualité.


 

Ohio, Stephen Markley, Editions Albin Michel, 2020

Par un fébrile soir d’été, quatre anciens camarades de lycée désormais trentenaires se trouvent par hasard réunis à New Canaan, la petite ville de l’Ohio où ils ont grandi.

Bill Ashcraft, ancien activiste humanitaire devenu toxicomane, doit y livrer un mystérieux paquet. Stacey Moore a accepté de rencontrer la mère de son ex-petite amie disparue et veut en profiter pour régler ses comptes avec son frère, qui n’a jamais accepté son homosexualité. Dan Eaton s’apprête à retrouver son amour de jeunesse, mais le jeune vétéran, qui a perdu un œil en Irak, peine à se raccrocher à la vie. Tina Ross, elle, a décidé de se venger d’un garçon qui n’a jamais cessé de hanter son esprit.

Tous incarnent cette jeunesse meurtrie et désabusée qui, depuis le drame du 11-Septembre, n’a connu que la guerre, la récession, la montée du populisme et l’échec du rêve américain. Chacun d’entre eux est déterminé à atteindre le but qu’il s’est fixé.

À la manière d’un roman noir, cette fresque sociale et politique hyperréaliste s’impose comme le grand livre de l’Amérique déboussolée et marque l’entrée en littérature d’un jeune écrivain aussi talentueux qu’ambitieux.

 

Ohio est le premier roman d’un jeune écrivain américain, Stephen Markley. Et quel premier roman ! Lauréat du Prix de Littérature Américaine, ce livre a fait pas mal de bruit lors de la rentrée littéraire 2020 et le succès tant public que critique a été au rendez-vous. Et honnêtement, ce n’est guère étonnant : tout, dans ces près de 560 pages, est incroyablement pertinent, percutant et profondément déstabilisant. Car à travers ce roman, Markley jette la lumière sur une Amérique dont Trump a été le symbole ; une Amérique minée par la pauvreté, une Amérique détruite par les drogues, les guerres incomprises, par la haine de l’autre mais, surtout, une Amérique désabusée et radicalement désenchantée. Bref, ce livre est un uppercut qui lève un peu plus le voile sur une Amérique oubliée et qui nous enjoint, peut-être, à essayer de comprendre le mal qui ronge ce pays fondamentalement fracturé.


Certains membres de l’assistance voyaient bien que quelque chose clochait méchamment dans cette mise en scène, tandis que d’autres, bouffis de fierté, de foi et de patriotisme, agitaient leur petit drapeau dans leurs mains gercées par le froid.

L’ouverture de ce livre est déjà en elle-même particulièrement efficace tant elle est annonciatrice des événements qui nous seront par la suite racontés. En 2007, à New Canaan, petite ville fictive située au fin fond de l’Ohio, un cercueil vide traverse la ville lors d’une procession en hommage à ce soldat mort au combat en Irak. Autour des proches de Rick, ancien sportif vedette d’un lycée qui s’est ensuite engagé dans l’armée, toute une ville est venue lui dire un dernier adieu. Mais cette cérémonie a quelque chose d’étrange tant l'atmosphère qui s’en dégage est particulière. La tristesse, la solennité et le respect dus à de pareils cortèges sont évidemment présents, mais il plane au-dessus de cette ville à l’arrêt une sorte de résignation, d'incompréhension qui perturbent le lecteur…


Commence ensuite véritablement le roman. Il se présente sous la forme de quatre chapitres, chacun focalisé sur un personnage qui n’avait pas pu être présent lors de cette cérémonie. Six ans plus tard, en 2013, quatre anciens camarades de lycée, Bill Ashcraft, Stacey Moore, Dan Eaton et Tina Ross reviennent la même nuit à New Canaan s’en s’être pourtant donnés rendez-vous. Par un pur hasard, ces jeunes trentenaires reviennent tous le même soir dans la ville qui les a vu grandir. Chacun, pour des motivations différentes, revient dans la région où ses rêves se sont brisés, où ses espoirs légitimes d’adolescents lycéens se sont par la suite dissipés, où sa vie a commencé à s'enliser. Et ce même soir, leurs destins vont finir par se recroiser. A travers de nombreux flashbacks, leur adolescence et leur vie d’adulte nous parviendront. Jusqu’au dénouement final. Car peu à peu, quand bien même elle soit discrète, voire presque invisible, une tension indescriptible s’installe et annonce la tragédie à venir…


C’est marrant, se dit-il en repliant la photo, on peut prendre n’importe quelle photo de bal de lycée de n’importe quelle ville ou banlieue moyenne d’Amérique, on aura toujours l’impression qu’elle sort d’une banque d’images, que c’est la photo fournie avec le cadre, partout les mêmes ados qui font les mêmes conneries d’ados en espérant que ça ne s’arrêtera jamais parce que la suite est un grand saut dans l’inconnu.

Alors oui, en effet, certains pourront trouver ce roman effroyablement dense et particulièrement long, ses deux adjectifs caractérisant souvent les “pavés” en littérature, ce qu’est indéniablement ce livre. Certes, ces pages renferment énormément de personnages secondaires, voire complètement anecdotiques, qui se croisent encore et encore au fil des souvenirs des quatre protagonistes et des événements de cette fameuse soirée, bref, des personnages qui nécessitent, au fond, plusieurs dizaines de pages pour que le lecteur puissent (enfin) se familiariser avec eux. Tout cela est assurément vrai, mais comment ne pas reconnaître que c’est précisément parce que ce livre est particulièrement exigeant qu’il en devient tout bonnement brillant ?


Ce qui fait peut-être avant tout de ce livre un roman exceptionnel, c’est sans nul doute son atmosphère. Car oui, Ohio est d’abord le roman d’une Amérique profonde dont les personnages n’arrivent jamais à se détacher. Que ce soit évidemment par leur retour physique à New Canaan ce fameux soir, ou bien, et surtout, par leurs souvenirs, tout les ramène à cette ville angoissante et désespérante. Et ce qui explique sans doute que le lecteur se retrouve totalement immergé dans cette ville, plongé dans les souvenirs qui lui y sont exposés, englouti presque en définitive par les destins brisés de tous ces personnages, c’est parce que Stephen Markley prend le temps d’installer son récit. Il ne cherche pas à aller directement à l’essentiel, à évacuer d’un revers de main tout ce qui pourrait sembler de prime abord superflu. Non, au contraire, tous les détails, toutes les rencontres, toutes les pensées qui rongent chacun des personnages nous sont donnés à lire.


Et le résultat en est tout bonnement fascinant : c’est grâce à tous ces développements a priori accessoires que, précisément, cette atmosphère se façonne. A l’image du vécu et des souvenirs de tout un chacun, ce livre se construit sur des éléments qui ont marqué ces quatre personnages : des personnes croisées puis oubliées, des événements qui les ont marqués, d’autres moins… En fin de compte, cette atmosphère repose sur des souvenirs qui rejaillissent ce fameux soir. C’est si précis, si vivant, qu’on imagine sans peine le temps et le travail qu’il a fallu à son auteur pour l’écrire et arriver à un résultat si abouti...


Bien qu’ils aient été plus ou moins ennemis à l’adolescence, Bill percevait aussi une forme de fraternité entre eux : deux anciens athlètes de province jadis beaux comme des dieux qui n’arrivaient pas à piger pourquoi ils n’avaient pas conquis le monde.

Si je viens d’évoquer en quelques lignes ce qui m’a semblé être les éléments permettant d’expliquer la création de cette atmosphère particulière, encore me faut-il maintenant essayer de la caractériser, cette atmosphère. Et comment dire… Elle est noire. Foncièrement noire. A l’exact opposé des idées préconçues qui nous sont véhiculées par un certain cinéma, une certaine littérature, une certaine musique, bref une certaine culture américaine qui, dirons-nous, est plus mainstream. Ici, aucun succès, aucun rêve américain tout en joie et en couleurs. Aucune richesse, aucun destin hors du commun, aucun self-made-man. Non, en réalité, tout, dans ce livre, est gris foncé, noir. Car les personnages qui reviennent à travers leurs nombreux flashbacks sont brisés par une vie minée par l’alcool, la drogue, la misère, la guerre, la violence et la haine. C’est de manière complètement désenchantée et désabusée qu’ils se replongent dans leurs années lycée, dans leur adolescence, couvrant de ce fait leurs souvenirs d’un voile noir et obscur. Ces années-là, qui sont souvent présentées comme les années heureuses d’une jeunesse américaine en passe de rentrer à l’université, nous sont présentées avec beaucoup d’amertume et d’incompréhension. Que s’était-il passé pour que les rêves et les espoirs de ces quatre jeunes aient ainsi volé en éclats ?


C’est là, je pense, qu’intervient la dimension éminemment politique de cet ouvrage. Car bien plus que de nous raconter le destin individuel de quatre trentenaires dans une petite ville de campagne américaine, Ohio nous brosse le portrait saisissant d’une Amérique dont personne ne s’intéressait vraiment. Et surtout d’une jeunesse. Cette jeunesse post 11 septembre meurtrie par les attentats et la guerre absurde et fallacieuse que Bush lança par la suite en Irak, celle de la crise des subprimes, celle de l’engagement politique désabusé, celle pour qui la mondialisation heureuse n’est qu’un lointain concept, celle qui n’a eu, en définitive, aucune perspective d’avenir.


Autour de pressions pas chères et de mauvais alcools, ils avaient échangé leurs anecdotes préférées, leurs souvenirs de bravoure et leurs idées noires. Rumeurs, ragots et légendes urbaines avaient fusé. New Canaan était maudite, avait-on décidé collégialement. Leur génération, celle des cinq promotions du millénaire naissant, évoluait dans la vie avec un piano suspendu au-dessus de la tête et une cible peinte sur le crâne.

Plus fort peut-être encore, Stephen Markley nous dévoile dans ce roman tous les malheurs qui rongent une grande partie de cette jeunesse déboussolée et loin de tout. On voit les ravages de l’alcool et de la drogue (qui, pour les dépendants, ne sont pas du tout festifs), le marasme économique qui écrase bon nombre de petites villes de l’Ohio et, par extension, d’autres Etats, les violences sexuelles contre les femmes, l’émancipation LGBT qui est loin d’en être réellement une tant elle marginalise et stigmatise celles et ceux qui osent le révéler… En écrivant précisément sur une partie de la population américaine en totale perdition, en absolue désillusion, Markley nous propose sans doute certaines clefs qui permettent de comprendre comment, malheureusement, Trump a pu arriver au pouvoir…


Enfin, pour conclure, à travers l’écriture parfois crue mais toujours hyperréaliste tant il n’hésite pas à peindre et décrire les vices et l’horreur parfois abjecte dont font preuves certains de ses personnages, Stephen Markley nous offre une réflexion très personnelle et incroyablement pessimiste sur le passage de l’adolescence au monde adulte. Plus précisément, sur les souvenirs (auxquels on s’attache parfois si violemment qu’on finit par les déformer), sur les destins brisés à cause, vient-on à croire, d’une certaine forme de fatalité, sur le deuil (de camarades comme celui d’une période révolue), mais aussi sur la responsabilité et l’adolescence insouciante. La seule lumière qui subsiste peut-être au fond de cette Amérique où l’on ne survit plus qu’on ne vit, c’est l’incroyable résilience dont font preuve ces personnages désabusés…


Comment expliquer que nous arrivions tous dans cette fête où personne n’est convié et qui n’est manifestement organisée par personne, et que nous puissions en partir à tout instant et sans raison ?

Ce premier roman a tout d’un très, très grand livre. Non seulement la forme en est incroyablement maîtrisée mais le récit est, quant à lui, aussi puissant que totalement bouleversant. Bien plus que de simplement nous livrer le parcours de quatre jeunes trentenaires déboussolés, leur passage affreusement difficile de l’adolescence à l’âge adulte, et les événements d’une nuit où leur destin finit par se croiser de nouveau, ce roman dissèque une Amérique des petites villes, profondément rurale, où la pauvreté sévit autant que la drogue et l’alcool. Plus spécifiquement, c’est sur une jeunesse désenchantée, post 11 septembre, minée par des guerres incomprises, que l’auteur a choisi de se focaliser. D’une écriture parfois crue mais toujours hyperréaliste, ce roman est d’une actualité et d’une pertinence rares. C’est précisément en sortant de l’ombre une partie de la population américaine en totale perdition, en absolue désillusion, que Markley nous propose sans doute certaines clefs qui permettent de comprendre une Amérique totalement fracturée. En définitive, ce livre est un véritable uppercut qui lève un peu plus le voile sur une Amérique oubliée et qui nous enjoint, peut-être, à essayer de comprendre le mal qui ronge ce pays fondamentalement divisé.


Il pensa à cette cage dans laquelle il vivait, à cette prison dans laquelle il se voyait déjà passer toute sa vie, du berceau à la tombe, mesurant l’écart entre ses modestes espoirs et les regrets mesquins qu’il en vint à éprouver. On ne sort jamais de la cage, se dit-il, parce qu’on s’accroche vainement et désespérément à une suite sans fin de deuils inachevés.

📖📖📖📖📖

“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

bottom of page