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  • Photo du rédacteurMax

Ici n'est plus ici, Tommy Orange (2019)

Tommy Orange signe avec Ici n’est plus ici un premier roman coup de poing. Une plongée dans la condition indienne aux Etats-Unis. Tragique et douloureux.



 

Ici n'est plus ici, Tommy Orange, Albin Michel, 2019


À Oakland, dans la baie de San Francisco, les Indiens ne vivent pas sur une réserve mais dans un univers façonné par la rue et par la pauvreté, où chacun porte les traces d’une histoire douloureuse. Pourtant, tous les membres de cette communauté disparate tiennent à célébrer la beauté d’une culture que l’Amérique a bien failli engloutir. À l’occasion d’un grand pow-wow, douze personnages, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, vont voir leurs destins se lier. Ensemble, ils vont faire l’expérience de la violence et de la destruction, comme leurs ancêtres tant de fois avant eux.

 

Dès sa sortie aux Etats-Unis en 2018, ce livre a fait l’effet d’une petite bombe dans le monde littéraire américain : consacré « Meilleur roman de l’année » par l’ensemble de la presse américaine et finaliste du prix Pulitzer et du National Book Award. Et pour cause : il donne la voix à un peuple encore aujourd'hui ignoré et méprisé, les Amérindiens ou "Native Americans", dont l'identité est au cœur du propos.


Ce roman s’ouvre d’abord sur un prologue, ou plutôt une sorte de manifeste visant à énoncer pleinement l’histoire des Etats-Unis du point de vue des Indiens d’Amérique. Dans ces quelques pages, ce sont les grandes dates de l’histoire amérindienne qui sont rappelées avec une ferveur militante et une volonté de vérité. Parfois dure à l’évocation de certains massacres perpétrés par les colons à l’encontre des indiens, la lecture de ces quelques pages s’avère pourtant nécessaire. En effet, cette introduction aussi bouleversante qu’éclairante est une recontextualisation annonciatrice des événements tragiques que ce roman va par la suite mettre en scène. Car l’Histoire qui a commencé à s’écrire dans le sang des siècles auparavant poursuit encore aujourd’hui sa trajectoire macabre. Ce livre se veut l’écho d’une minorité ethnique d’un pays qui n’a pas encore fait pleinement son travail de mémoire et dont l’Histoire a trop souvent omis voire, et encore plus grave sans doute, réécrit un pan entier de sa construction.


Au fond, ce livre n’est rien d’autre qu’une terrible tragédie. Une tragédie en trois actes qui suit le parcours de 12 protagonistes qui ont tous un point commun : être des indiens urbains vivants en Californie et dont les destins vont finir par s'entremêler lors du pow-wow organisé cette année-là à Oakland.


Être Indien en Amérique n’a jamais consisté à trouver notre terre. Notre terre est partout ou nulle part.

Le premier acte, qui représente tout de même la première moitié du livre, met en place le drame à venir en présentant les 12 personnages et leur vie médiocre, souvent misérable, mais toujours criante d’authenticité. Si cette longue juxtaposition d’exemples et de descriptions de ce que c’est d’être indien aujourd’hui aux Etats-Unis peut parfois nous perdre (même pour un roman choral, 12 personnages, c’est quand même considérable), la force qui s’en dégage est ô combien poignante et déroutante.


Au fur et à mesure que les pages s'enchaînent, on se rend compte que, finalement, tous ces personnages finissent par se ressembler. Si cette sensation peut se rajouter à la difficulté que le lecteur peut avoir à se remémorer chacun d’entre eux au fil des chapitres, il me semble que ce choix de l’auteur est loin d’être anodin : chacun finit par se résoudre à sa vie précaire, à la pauvreté de sa condition, et à son identité qui n’en est plus vraiment une. On sent que chaque personnage essaie de se rattacher tant bien que mal à l’histoire de son peuple, mais un constat finir par s’imposer : cette identité amérindienne est devenue floue, s’efface peu à peu au profit de l’incompréhension et du désespoir. Car c’est sans doute ce sentiment-là qui réunit chacun de ces 12 protagonistes : le désespoir.


Alors oui, parfois, il semble que l’auteur cède à un penchant misérabiliste, à cette tendance à grossir le trait sur la dureté de la vie sociale du peuple amérindien. Cela en devient parfois insupportable, ou pour rester plus mesuré, dérangeant et énervant. Peut-être en fait-il parfois trop. Peut-être est-ce redondant. Mais il se dégage une telle authenticité de ces personnages, une telle évidence du propos, qu’on ne peut qu’adhérer pleinement à ses vies laminées par une société américaine raciste qui en vient parfois à les ignorer, à en détourner les yeux, par culpabilité peut-être. La vérité qui émerge de ce roman n’en est que plus accablante et c’est-là précisément où réside toute la puissance de ce roman. Car oui, c’est insupportable parce que vrai.


Puis, une fois que toute la trame est bien en place, le second acte peut enfin arriver. Plus court, mais indéniablement plus prenant, car la tension monte d’un cran lorsqu’on voit poindre à l’horizon de ce roman le dénouement affreux qui se prépare. Les liens entre les différents personnages apparaissent peu à peu, le pow-wow est en ligne de mire.


Et enfin, le dénouement, rapide et efficace. Tragique. Qui résume parfaitement l’ensemble du livre et l’histoire des Amérindiens.


Avec ce premier roman, Tommy Orange séduit par la fraîcheur et l’authenticité de sa plume. Si le propos peut parfois sembler un peu trop soutenu, il brosse sur le vif la réalité particulièrement difficile de la vie urbaine des Amérindiens de Californie. Sur fond d’alcoolisme, de racisme, de violences conjugales et de précarité, c’est surtout la perte identitaire de ce peuple qui y est analysée à travers 12 voix jusqu’alors ignorées… Un tragédie particulièrement sombre et déroutante mettant en scène des personnages minés par le désespoir.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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