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Mythologies - Roland Barthes (1957)

Bien qu'inégal et parfois contestable, un essai globalement passionnant qui déconstruit les mythes du monde bourgeois dans lequel nous vivons.


Les mythes de la modernité
 

Mythologies, Roland Barthes, Points Essais, 2014 (1957)

Au travers de la DS, du bifteck-frites, du strip-tease ou du plastique, les Mythologies ne sont pas seulement un formidable portrait d’une France entrant, avec les années 50, dans la culture de masse moderne, elles sont aussi l’invention d’une nouvelle critique de l’idéologie : d’une part celle-ci ne loge pas dans les grandes abstractions mais dans les objets les plus quotidiens, d’autre part elle n’appartient pas au monde des idées, elle est d’abord langage, ou plus précisément un certain système de langage que seule une sémiologie – une science des signes – est en mesure de décrypter.

 

Mythologies de Roland Barthes, écrit entre 1954 et 1956, est un essai à la frontière de la sémiologie (pour aller vite, la discipline qui étudie les signes) et de la sociologie, divisé en deux parties : la première est un recueil de 53 textes sur des sujets ou des thèmes d’actualité de l’époque tandis que la deuxième, beaucoup plus théorique, expose les thèses que défend l’auteur et dont les exemples sont fournis dans la première partie. Barthes traite donc de sujets divers comme celui du Tour de France, de Jules Verne, des colonies, d’affaires de meurtres, de littérature, de sciences fiction (des Martiens), de cinéma, etc… et nous montre en quoi ces éléments, a priori anecdotiques, ne le sont en réalité pas et constituent des mythes promus par la bourgeoisie et la société de masse.


Devenu très rapidement un classique des sciences humaines, cet ouvrage se veut être une mise en lumière des mythes bourgeois et capitalistes qui entourent la société des années 1950 et qui, reconnaissons-le, sont pour la plupart encore d’une grande actualité. C’est d’ailleurs en cela que ce livre est le plus pertinent : certaines des analyses faites par Barthes décrivent aujourd’hui encore la réalité de notre société bourgeoise. Cependant, si beaucoup de choses présentées par Barthes sont franchement intéressantes et permettent d’aborder notre société avec beaucoup plus de recul, d’autres, en revanche, me semblent plus critiquables ou, en tout cas, m’incitent à les aborder avec plus de nuances et de réserves.


On trouvera ici deux déterminations : d'une part, une critique idéologique portant sur le langage de la culture dite de masse ; d'autre part un premier démontage sémiologique de ce langage.

Mais avant de rentrer plus en détails dans cet essai qui, dans l’ensemble, est quand même passionnant, remarquons ceci, dont l’importance est à mon sens capitale : il y a dans ce livre un marquage idéologique extrêmement prononcé, daté, qui doit être remis de ce fait dans une certaine époque. C’est en effet dans le contexte des années 1950 qu’a vu le jour ce livre, et on ne doit pas être surpris de retrouver dans ces pages une idéologie anti-bourgeoise et anti-capitaliste propre à une certaine pensée de gauche d’alors, largement influencée par de nombreuses théories marxistes et communistes.


Roland Barthes, on le sait, était un homme de gauche et ne s’en cachait d’ailleurs pas. Si son travail est ici sciemment marqué idéologiquement, quitte parfois à se détourner de la recherche d’objectivité et de la neutralité axiologique qui doivent incomber à tout chercheur, on peut au moins lui reconnaître son honnêteté intellectuelle puisqu’il admet volontiers que sa démarche est d’abord une critique idéologique de la bourgeoisie et de la société de masse. Néanmoins, et on n’y reviendra un peu plus loin, cela peut poser certaines limites à son travail comme il l’avoue lui-même : « Est-ce que ce sont mes significations ? Autrement dit, est-ce que qu'il y a une mythologie du mythologue ? Sans doute ». En d’autres termes, les théories qu’il nous présente ici ne sont que ses interprétations, qui reposent parfois sur pas grand chose, si ce n’est sa volonté de mettre à mal la bourgeoisie… Mais qu’importe, dans la mesure où on sait à quoi s’attendre. Et puis il y a quand même, je pense, beaucoup de choses à retirer de ce livre.


Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d'impatience devant le "naturel" dont la presse, l'art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n'en est pas moins parfaitement historique : en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l'exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l'abus idéologique qui, à mon sens, s'y trouve caché.

La première partie de ce livre est donc tournée vers des éléments, parfois accessoires, de la vie quotidienne des Français durant les années 1950. Au programme : le bifteck et les frites, le vin, l’Abbé Pierre, le catch, les Romains au cinéma, la voiture, la lessive, les jouets… bref des objets que nous connaissons parfaitement aujourd’hui et qui, à l’époque, commençaient à se massifier. C’est donc avec un grand intérêt que l’on se plonge dans ces analyses de la vie des années 1950 puisque, avec nos plus de 70 ans de recul, on ne peut que comparer les conclusions que Roland Barthes tirent de ses exemples avec notre société des années 2020. Et on se surprend à penser qu’une bonne partie d'entre elles (certaines sont malheureusement devenues caduques avec le temps) sont encore d’une grande actualité.


Deux exemples pour vous montrer toute la pertinence de l’auteur sur certains mythes qu’il dissèque et qui sont visibles encore aujourd’hui (le reste, je vous invite à le découvrir en lisant son livre, évidemment). Le premier concerne un élément que l’on retrouve dans le catch et chez le baryton réputé de l’époque, Gérard Souzay, et me semble particulièrement éclairant quant à une certaine culture du divertissement qui nous est aujourd’hui encore présentée : tout, aujourd’hui comme hier chez Souzay et dans le catch, nous est donné tel quel sans que l’on ai besoin de l’interpréter, de réfléchir, de nous faire notre propre opinion... Chez Souzay, la tristesse était surinterprétée, comme la joie. Dans le catch « il n'y a aucun symbole, aucune allusion, tout est donné exhaustivement ». Bref, on sait que le méchant est méchant parce qu’il est habillé de noir par exemple. C’est cet aspect que Roland Barthes dénonce : pour lui, l’art bourgeois « veut toujours prendre ses consommateurs pour des naïfs à qui il faut mâcher le travail et surindiquer l'intention, de peur qu'elle ne soit suffisamment saisie ». D’où une certaine forme d’infantilisation de la société qui, me semble-t-il, est encore parfois d'actualité...


Le second est relatif à son texte sur l’Abbé Pierre. Pour Barthes, la bourgeoisie s’est donnée en exemple l’Abbé Pierre, figure irréprochable de la générosité désintéressée et de la charité, pour effacer tous les méfaits du capitalisme sur le corps social. En d’autres termes, les bourgeois préfèrent donner de temps en temps aux plus démunis et conserver leur statut plutôt que de résoudre le problème de la pauvreté à son origine, et donc risquer de perdre une grande partie de leurs richesses et de leur confort. Mais Barthes le dit bien mieux que moi : « J'en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l'abbé Pierre n'est pas un alibi dont une partie de la nation s'autorise, une fois de plus pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice ». Encore une fois, n’est-ce pas d’une certaine manière encore vrai aujourd’hui ?


Car il y a plus à attendre de la révolte des victimes que de la caricature de leurs bourreaux.

Bien évidemment, il y a certains de ces petits textes qui ne nous parlent plus aujourd’hui, et c’est largement compréhensible dans la mesure où, précisément, le travail de Barthes consiste à étudier des éléments propres à son actualité. Cela étant, il y a quand même certains d’entre eux qui m’ont dérangé, ou du moins qui ne m’ont pas du tout convaincu. Je citerai ici par exemple le texte sur l’affaire Dominici (un triple meurtre sordide en 1952) où Barthes m’a donné l’impression (peut-être erronée) de vouloir faire de l’accusé, Dominici, presqu’un innocent, tout cela parce que la justice serait, au fond, bourgeoise, et mépriserait les gens du peuple. Un autre texte auquel je n’ai pas du tout accroché est celui de la critique de Verne, qui serait un archétype du bourgeois partant à la conquête du monde plus qu’à sa découverte. Pour Barthes, Verne est le symbole d’une bourgeoisie qui veut finir par s’approprier totalement le monde (si la maîtrise du monde est une caractéristique sans doute bourgeoise, prêter à Verne cette intentionnalité me semble pour le moins hasardeux). Barthes fait également de son bateau un espace fini, comme si le bateau était d’abord une maison que l’on maîtrise avant d’être un moyen de transport. Bref, à mon sens, des thèses pour le moins discutables.


Ces deux textes sont, pour moi, l’exemple de l’excès d’idéologie que Barthes met parfois bien trop en avant à mon goût, au détriment d’analyses raisonnablement fondées. Parfois, j’ai eu la désagréable impression qu’il n’affirmait bien plus qu’il ne prouvait, que certaines de ses analyses ne sont finalement que des interprétations toutes personnelles qui ne reposent sur aucun élément probant.


Cette première partie du livre est donc riche en enseignements, bien que très inégale tout de même. Cela étant, pour finir sur ces mythes, j'aimerais insister sur la lucidité de Barthes sur la condition féminine et sur les peuples colonisés d’alors. Ses critiques de la société bourgeoise des années 50 quant à ces questions fondamentales sont, à mes yeux, essentielles et méritent d’être lues. Dans une note qu’il a écrite, affirmer que « c'est aujourd'hui le colonisé qui assume pleinement la condition éthique et politique décrite par Marx comme condition du prolétaire » m’apparaît comme incroyablement lucide et annonciatrice du monde dans lequel on vit aujourd’hui et prouve à quel point Barthes pouvait être brillant.


Le mythe est une parole dépolitisée.

Venons-en à la deuxième partie, plus théorique je l’ai dit. D’abord, Roland Barthes définit de manière claire et précise ce qu’est la sémiologie. En résumant rapidement, le signe est constitué d’un rapport entre un signifiant et un signifié. Voici un exemple donné par Barthes : un bouquet de roses que je donne à celle que j’aime. Le signifiant est le bouquet de roses, le signifié ma passion, et le signe, l’association des deux : un bouquet de roses “passionnalisées”. Ensuite, Barthes montre que le mythe est un système sémiologique, non pas simple, mais double, c’est-à-dire constitué de deux systèmes : le signe du premier système devient le signifiant du second.


Si cette partie très technique est avant tout là pour nous démontrer pourquoi la sémiologie s’approprie l’étude des mythes, Roland Barthes revient rapidement à ce qui l’occupe ici principalement : la mythologie, ou plutôt les mythologies en société bourgeoise. Pour lui, tous les mythes sont le pur produit de l’Histoire, contrairement à ce que leur signification laisserait prétendre. Barthes a en effet la formidable intuition d’affirmer que le mythe bourgeois nous présente des choses, des objets, comme allant de soi, issus du “bon sens”, provenant de la Nature alors que c’est précisément l’Histoire qui en est leur origine, c’est-à-dire l’intervention humaine, et ici la bourgeoisie. C’est en ce sens que le mythe n’est qu’une parole, car il s’agit d’une transformation, d’une interprétation du réel faite par l’homme. Le but du mythologue est donc d’enlever la couche de “Nature” qui recouvre les mythes pour enfin pouvoir les historiciser.


Mais pourquoi s’agit-il d’une parole dépolitisée ? C’est ici qu’intervient véritablement la critique de la bourgeoisie de Roland Barthes. Pour lui, il faut entendre le terme dépolitisée non comme un résultat, mais comme un processus, un mouvement, qui efface le politique. La bourgeoisie est une classe sociale qui ne dit pas son nom, et qui vise à l’indifférenciation des classes sociales, qui promeut l’idée d’un homme universel, éternel, semblable. Au fond, le mythe bourgeois est mû par une intentionnalité qui vise à supprimer le politique, donc à éviter la lutte des classes pour faire advenir une société immobile, telle qu'imaginée par l’idéologie bourgeoise. Car la fin du mythe, c’est d'immobiliser le monde à l’image de la société bourgeoise. Bien évidemment, Barthes ne reconnaît qu’à demi-mots qu’il existe aussi des mythes de gauche, et quand il l’admet, c’est pour affirmer qu’ils sont foncièrement moins dangereux que ceux de la bourgeoisie…


Je réclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d'un sarcasme la condition de la vérité.

Pour terminer cette chronique, je m’essayerai moi aussi, modestement, à une critique de ce livre. J’ai déjà pointé du doigt certains éléments qui m’apparaissaient problématiques ici, notamment le biais idéologique manifeste qui habite une bonne partie de cet essai. J’irai peut-être même plus loin : au fil de ce texte, Barthes n’a de cesse de démolir la société bourgeoise en affirmant, parfois à juste titre, qu’elle véhicule de manière souvent désagréable une essentialisation des êtres humains (au Tour de France il y a tout un tas de stéréotypes de coureurs, du courageux au calculateur ; l’image de la femme au foyer, etc…), chose qu’il fait pourtant lui même en essentialisant la “petite-bourgeoisie”, en lui prêtant des intentions homogènes, sans même la définir. Plus largement, comme toute critique de gauche, Barthes a tendance à essentialiser les classes sociales tout en ne tenant pas compte de la grande hétérogénéité qui les porte.


Si les critiques du monde bourgeois me semblent essentielles et souvent extrêmement pertinentes, encore faut-il qu’elles soient fondées rationnellement et qu’elles ne laissent pas primer l’idéologie avant les faits. Or il me semble qu’ici, Barthes a tendance parfois (je dis bien parfois) à se laisser guider par ses préjugés anti-bourgeois, quitte à oublier toute neutralité (dans la mesure du possible) du penseur, ce qui le conduit parfois sur des terrains où ne règnent que des interprétations et donc potentiellement des erreurs. En définitive, je ne crois pas, contrairement à lui, qu’un "sarcasme" soit la condition de la vérité. Déconstruire ne me paraît pas être un projet recevable lorsque celui-ci constitue le préambule d’un relativisme idéologique illusoire, puisqu’on en vient à déconstruire des mythes en en créant de nouveaux, chose que Barthes reconnaît lui-même. Sans doute plus grave encore, on en vient à oublier que la recherche de la vérité fondée sur la raison doit rester la ligne directrice de tout travail critique.


A vrai dire, la meilleure arme contre le mythe, c'est peut-être de le mythifier à son tour, c'est de produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie.

En définitive, la lecture de cet essai m’a laissé sur des sentiments contradictoires. D’un côté, j’ai trouvé une grande partie de ses analyses particulièrement pertinentes et intéressantes dans la mesure où certains des mythes des années 1950 que Roland Barthes met en lumière sont encore d’une incroyable actualité. SI l’auteur met en avant, entre autres, l’infantilisation véhiculée par le monde bourgeois et son hypocrisie, ce qui est sans doute le plus frappant sont ses analyses sur la condition de la femme et des peuples colonisés qui sont pour le moins annonciatrices des grands combats de notre époque. Cependant, si beaucoup des conclusions de Barthes ne peuvent que nous inciter à appréhender notre monde avec plus de regard critique, d’autres, en revanche, me semblent plus critiquables ou, en tout cas, m’incitent à les aborder avec plus de nuances et de réserves. Le biais idéologique manifeste avec lequel est écrit ce livre me semble parfois desservir les théories qu’il porte, en fondant par exemple son analyse sur des interprétations sujettes à caution. De ce fait, il semble que Barthes mette parfois la neutralité (certes théorique mais dans l’absolue nécessaire) de son statut de chercheur de côté au profit d’attaques pour le moins hasardeuses contre la bourgeoisie qu’il méprise. Finalement, ce livre, bien qu’inégal et parfois discutable, est dans l’ensemble très éclairant et donne matière à réfléchir. Il me laisse donc une impression mitigée.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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