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La Nature, Ralph Waldo Emerson (1836)

Lyrique et poétique, cet essai portant les fondements du mouvement transcendantaliste nous enjoint à considérer la nature autrement.


Ralph Waldo Emerson nous aide à penser la place de l'Homme dans la Nature

La Nature, Ralph Waldo Emerson, Editions Allia (1836)

 

Relativement peu connu en France, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) est une figure majeure de la pensée américaine. Il représente sans doute le précurseur et le chef de fil du mouvement transcendantaliste qui marquera le XIXème siècle américain avec des auteurs comme Henry David Thoreau et Margaret Fuller qui se positionneront dans son sillage. La Nature est son premier essai, publié de façon anonyme en 1836 dans lequel il énonce, non sans lyrisme et idéalisme, les principes philosophiques qui guideront par la suite le reste de son œuvre.


"Les générations passées regardaient Dieu et la nature face à face ; nous, à travers leurs yeux. Pourquoi ne pourrions-nous pas nous aussi entretenir une relation originale avec l'univers ?"

De quoi en retourne-t-il exactement ? D’abord, tâchons de contextualiser brièvement le personnage, car ses éléments biographiques sont nécessaires à la bonne compréhension de ce court essai. Deux éléments principaux retiennent notre attention. D’une part, Ralph Waldo Emerson est issue d’une vieille famille américaine et se destine très tôt à la religion, étudiant la théologie et devenant par la suite pasteur unitarien (en substance, l’unitarisme est une courant religieux qui conceptualise Dieu comme un tout, une seule et même unité, réfutant de ce fait le dogme de la Trinité qui pense Dieu comme divisé entre le Père, le Fils et l’Esprit). D’autre part, peu avant la publication de ce livre, Emerson a réalisé un voyage en Europe (il visitera notamment l’Italie, l’Angleterre et la France, particulièrement Paris où le Muséum National d’Histoire Naturelle le marquera profondément). En réalité, ces deux aspects, la religion et son voyage européen, sont au cœur de cet essai.


Enfin, il semble important de souligner le contexte intellectuel qui dominait, ou du moins qui commençait à s’élever aux Etats-Unis en ce début de XIXème siècle. Là aussi, deux éléments paraissent se détacher. En effet, à cette époque, les Etats-Unis sont encore extrêmement dépendants intellectuellement de l’Europe : une grande partie de leurs œuvres littéraires et philosophiques restent encore grandement influencées par les écrits du Vieux Continent. Certains penseurs et artistes américains commencent donc à vouloir s’émanciper de cette tutelle culturelle européenne et souhaitent façonner un mouvement qui sera typiquement américain. Par ailleurs, les Etats-Unis étant encore un très jeune mais cependant immense pays, une très grande partie de son territoire physique reste encore à explorer. On peut de ce fait comprendre pourquoi la nature sera au cœur des principes mis en avant par le tout jeune mouvement transcendantaliste.


Mais quel est donc ce mouvement artistique et philosophique ? Pour le présenter succinctement, le transcendantalisme est une philosophie qui se tourne principalement vers la nature, en présupposant sa bonté (la nature est par essence bonne) et est recouverte d’un souffle divin. De ce fait, le transcendantalisme n’est jamais loin de la religion et de la spiritualité. En d’autres termes, c'est en s’unissant avec la nature que l’homme pourra se retrouver et ne faire qu’un avec Dieu. C’est du moins cet aspect-là qui est longuement mis en avant dans ce petit texte d’Emerson.


“A travers la tranquillité du paysage, et spécialement sur la ligne lointaine de l'horizon, l'homme contemple quelque chose d'aussi magnifique que sa propre nature.”

Venons-en maintenant à la pensée de Ralph Waldo Emerson. Ce qu’il prône dans ce court essai, et ce n’est guère surprenant étant donné le titre du livre, c’est avant tout une forme de reconnexion de l’homme à la nature. Comme nous l’avons déjà évoqué, lui qui est alors citoyen d’un jeune mais immense pays, les Etats-Unis, la nature est avant tout primitive et sauvage, mystérieuse et sacrée, bref est encore un espace grandiose qui reste à découvrir. C’est donc en toute logique qu’il décide de se focaliser sur la nature. De cette contemplation naît un émerveillement, presque naïf pourrait-on dire, mais d’une naïveté si authentique qu’on ne peut qu’être emporté par son engouement. A cet égard, les passages où il traite explicitement de son amour pour la nature sont d’une sincérité bluffante, mais surtout, rendent compte à la perfection du lyrisme et de la poésie qui se dégagent de sa conception philosophique et spirituelle de ce retour au source : “En réalité, la rivière est une fête continuelle qui se pare tous les mois d'un nouveau décor”. La première qualité textuelle de ce livre est donc tout à la fois la clarté de son propos et la capacité poétique de suggestion qui en émane.


L’idée qui se dégage du rapport particulier que développe Emerson avec la nature est donc celle de l’intime, de la proximité avec le monde qui nous entoure. A l’opposé de cette logique de confrontation et de division qu’il souligne entre l’homme et la nature (“les générations passées regardaient Dieu et la nature face à face”), lui célèbre une union retrouvée. Et la première étape pour y arriver, c’est que l’individu s’isole, qu’il s’immerge dans la nature : “Pour se retirer dans la solitude, on a autant besoin de quitter sa chambre que la société. Je ne suis pas seul tandis que je lis ou j’écris, bien que personne ne soit avec moi. Mais si un homme veut être seul, qu’il regarde les étoiles”. Ainsi, pour Emerson, l'homme n'est jamais vraiment seul que dans la nature ; l’individu doit se dissocier de la société pour retrouver ses origines. On voit de ce fait poindre dans le discours d’Emerson une forme d’individualisme qui le rendra méfiant vis-à-vis de la société. Bref, dans la nature, l’homme contemple une image de lui-même.


“La beauté est la marque que Dieu appose à la vertu.”

Néanmoins, si comme nous l’avons vu, la nature relève pour Emerson d’une expérience intellectuelle, elle exige également une expérience spirituelle, et surtout religieuse. La nature est perçue par lui comme l’espace dans lequel la fusion du soi avec Dieu est possible : au milieu des arbres, “je deviens une partie ou une parcelle de Dieu". La Nature est donc de ce fait une forme de théorisation du lien qui unie la nature, l’homme et Dieu. La nature est divinisée, et on sent derrière cette position les réminiscences de ses études de théologie et surtout de sa vision unitariste de la religion : Dieu est un et partout, dans la nature, mais également d’une certaine façon en chacun de nous.


Ainsi, en théorisant le rapport direct de l’homme à Dieu, en mettant en avant l’individualité, il exalte une forme de radicalisme et d’anticonformisme critique envers la société américaine de son époque et l'aspect utilitaire de ses institutions, particulièrement celle ayant trait à la religion. En affirmant que Dieu est en chacun de nous, et contre toute forme de condamnation du monde matériel propre à une certaine pensée religieuse, Emerson fait de nous des sortes de divinités. La nature se présente ainsi à nous comme l'œuvre de Dieu, et c’est en elle et avec elle que l’homme pourra se retrouver. L’idéalisme émersonien est donc à la fois naturaliste et théologique.


“L'homme est un dieu en ruines.”

Enfin, bien qu’Emerson fasse preuve ici d’un idéalisme presque romantique, il ne manque pas de mettre l’homme face à ses limites et ses fautes. C’est ainsi que pour lui, l'homme est devenu un demi-homme qui voit la nature bien plus comme un moyen qu’une fin en soi. Utiliser la nature que par son intelligence est une erreur : “Aujourd'hui, l'homme ne consacre pas à la nature la moitié de ses forces. Il agit sur le monde avec sa seule intelligence. Il vit dans le monde et dirige ce dernier avec étroitesse d'esprit, et celui qui y travaille le plus n'est qu'une moitié d'homme”. En présupposant l’influence que l’homme peut avoir sur la nature, sa responsabilité même vis-à-vis du monde qui l’entoure, comment ne pas voir ici les prémisses qui guideront par la suite le mouvement écologiste ?


Finalement, on voit dans ce court essai les grands thèmes de l’idéalisme philosophique qu’Emerson n’aura de cesse de développer dans la suite de son œuvre : critique du formalisme religieux, foi en la toute-puissance de l’individu, communion avec la nature, croyance en l’existence d’un principe mystique gouvernant le monde. C’est ce même idéalisme philosophique qui affirme que l'homme a besoin de retrouver son unité spirituelle grâce à la nature, chose indispensable pour que chaque homme puisse transcender spirituellement sa condition.


“Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

D’un enthousiasme et d’une foi déconcertante, d’un lyrisme et d’un sens de la formule particulièrement poétique, Emerson nous rappelle toute l’importance qu’a la nature pour l’homme. En la sacralisant et en la divinisant, il nous enjoint à nous reconnecter à la nature et à communier avec elle. La nature, l’homme et Dieu sont donc pour lui les trois principes moteurs du monde. Emerson est donc avec ce livre le père fondateur du mouvement transcendantaliste qui marquera profondément le XIXème siècle américain. A travers ce court essai, il nous fait prendre conscience qu’à travers la nature, l’homme contemple une image de lui-même.


“Qui peut assigner des limites aux possibilités de l'homme ?”

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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