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L'Anomalie - Hervé Le Tellier (2020)

Aussi original que déroutant, ce roman passionnant ouvre de magnifiques pistes de réflexion sur la condition humaine. Un très beau livre.

 

L’Anomalie, Hervé Le Tellier, Gallimard (2020)

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.»

En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.

Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.

Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.

 

Autant le dire ici en préambule : je n’ai jamais véritablement été porté sur les prix littéraires. Bien entendu, j’ai toujours suivi de loin ces remises de prix, et il m’est arrivé de lire certaines de ces œuvres récompensées (La Panthère des neiges de Sylvain Tesson, prix Renaudot 2019 par exemple). Cela étant, comme souvent en matière de littérature, c’est la quatrième de couverture qui me pousse à ouvrir un livre, non sa consécration. Et cela, quand bien même j’ai un profond respect pour ces prix littéraires qui ont la vertu essentielle de faire vivre le monde des livres et de récompenser des écrivains et écrivaines qui, je crois, le méritent le plus souvent.


Tout cela pour dire, en ce qui concerne le livre qui occupe ici cette chronique, que si sa présence dans la dernière sélection, et par la suite sa victoire au prix Goncourt 2020, m’ont permis de prendre connaissance de son existence, c’est l’originalité du point de départ de son intrigue qui a éveillé ma curiosité. Car en effet, écrire un livre autour d’un fait aussi extraordinaire que complètement irrationnel qu’est celui de L’Anomalie m’a étonné tant il m’a fait réfléchir : comment réagirais-je si j’apprenais qu’en juin 2021, le même avion que celui qui avait déjà atterri en mars, contenant les mêmes personnes, venait d’apparaître dans le ciel américain ? Deux avions identiques, deux fois les mêmes personnes, à quelques mois d’intervalle. Comment aurais-je réagi face à un fait défiant toutes les lois de la raison ?


Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence et même le génie, c’est l’incompréhension.

Au fond, ce livre repose entièrement autour de ce fait absolument inexplicable. Et, d’ailleurs, ce n’est pas tant sa compréhension qui est le moteur de ce récit : il s’agit plutôt de son incompréhension. Car en effet, l’auteur ne cherche pas réellement ici à nous présenter une enquête ou, du moins, des éléments nous permettant d’avoir des réponses pouvant expliquer ce fait pour le moins surprenant. Non, ce roman se focalise sur les conséquences de l’apparition de ce second avion dans la vie de ces personnages et les bouleversements que cela engendre. Et je crois que cette différence est capitale pour comprendre en quoi ce livre est si original.


Si cette lecture est avant tout si déroutante, c’est parce qu’Hervé Le Tellier est assez espiègle. Il joue avec son lecteur. Et la première partie de ce livre le montre à merveille. Le premier personnage qui nous est présenté est Blake, tueur à gages de profession. L’auteur joue ici tellement bien avec les codes du polar que l’on s’imagine que la suite du récit en sera un. Que nenni, le chapitre suivant nous présente un autre personnage, Victor Miesel, écrivain discret, dans un style digne d’un bon roman de littérature blanche. Ensuite, les genres s’enchaînent : roman d’espionnage, romance, science-fiction, etc… Le résultat ? A chaque page, le lecteur se demande où l’auteur l’emmène, tant l’articulation de ces chapitres et de ces genres crée un sentiment qui le désarme.


On n’imagine pas ce que les tueurs à gages doivent aux scénaristes d’Hollywood.

Puis vient la deuxième partie lors de laquelle, à mon sens, Hervé Le Tellier en arrive véritablement au sujet de son livre. Car elle marque l’heure des questionnements. Scientifiques et représentants de cultes nous présentent leurs conceptions et leur vision de cet événement hors du commun. Ces interrogations donnent lieu à des passages particulièrement techniques et pointus (un peu trop parfois, ce qui a tendance à alourdir le récit) mais révèlent des explications du monde parfois extrêmement angoissantes. On sent que l’auteur s’est plongé dans des sujets qui le passionnent et qui n’ont comme seul objectif que celui de répondre aux questions suivantes : d’où vient-on ? Qui a créé le monde ? Y-a-t-il un Dieu quelque part ou, du moins, une intelligence supérieure qui tire les ficelles et qui adore suivre les péripéties de ses créatures humaines ?


Car le fond du sujet se situe précisément ici : en introduisant dans notre réalité un fait absolument inexplicable, Hervé Le Tellier remet en cause l’intégralité de notre conception du monde. Notre rationalité fondée, entre autres, sur la logique et sur les sciences, se voit par ce simple fait totalement bouleversée, balayée d’un revers de main. Nos théories scientifiques et spirituelles, en l'état, ne peuvent rien face à ce dédoublement aéronautique. Face à l’incompréhension qu’il suscite, chacun y va de son interprétation, chacun tente d’appréhender de la meilleure façon qui soit cet événement et de le faire rentrer dans son champ du réel intelligible. Et on voit apparaître dans ce livre des hypothèses qui, mine de rien, font leur petit bonhomme de chemin dans les sphères scientifiques, épistémologiques et philosophiques. Hervé Le Tellier s’y intéresse et les traite ici de manière particulièrement intelligente et pertinente.


Et d’ailleurs, sans vouloir dénigrer le monothéisme, le dysfonctionnement du monde s’expliquerait bien mieux par un conflit sans fin entre des dieux.

Mais pour revenir à ce livre, ceux qui voient leur quotidien profondément bouleversé par ce deuxième avion, ce sont ces 244 passagers. Leur vie est complètement chamboulée par l’apparition de leur double. Car, avec l’arrivée du second avion, c’est un deuxième “eux” qui se présente à leur porte. Que faire face à cet autre identique qui se souvient de toute leur vie, qui a vécu leur vie, mis-à-part que celle de ce second “je” s’est arrêté en mars, puisque, même s’ils atterrissent en juin, les 244 passagers de ce second avion croient être toujours en mars ? La seule différence entre les personnages dont l’avion est arrivé en mars (les “March”), et ceux dont l’avion s’est posé en juin (les “June”) réside dans ces quelques semaines qui les séparent les uns et les autres. De quoi transformer radicalement la suite de leur existence.


Sans entrer véritablement dans la façon dont les quelques personnages qui nous sont présentés réagissent face à cet événement, notons quand même que chacun d’entre eux se verra, d’une façon ou d’une autre, offrir l’occasion de refaire les choses différemment, de réparer les erreurs qu’il a pu faire dans ce court laps de temps et, en dernier lieu, de décider de ce qui est véritablement essentiel dans sa vie. Ce sont aussi les proches de tous ces passagers qui devront se positionner face à l’apparition de ce double de la personne qu’ils connaissent. Également, et surtout, c’est le lecteur qui est invité à se poser de nombreuses questions sur lui...


Il sait malgré tout qu’il suffira qu’une de ses phrases soit plus intelligente que lui pour que ce miracle fasse de lui un écrivain.

En définitive, à la fin de sa lecture, ce livre m’a laissé une sensation étrange. En équilibre entre deux types de romans, celui de pur divertissement, et celui au propos plus profond, cet OVNI littéraire présente, dans l’ensemble, les qualités de chaque genre. En véritable page-turner, il intrigue autant qu’il fait sourire. Mais aussi, on se surprend à s’interroger sur des sujets plus métaphysiques grâce aux nombreuses pistes de réflexion que l’auteur a disséminées au fil des pages. Néanmoins si, au fond, l’intrigue et ses développements sont souvent très cinématographiques et télévisuels, on notera par moment quelques facilités un peu trop grossières qui n’apportent, à mon sens, pas grand chose.


Aussi curieux que cela puisse paraître, si ce livre est d’une originalité remarquable, s’il est aussi surprenant que déstabilisant, il m’a semblé que sur l’ensemble de son récit plane une forme de mélancolie, voire même de tristesse. Je dis curieux car Hervé Le Tellier a visiblement conçu son livre comme une œuvre souvent amusante, très inventive mais ce que je retiendrais finalement , c'est son ton un peu nietzschéen et un brin nihiliste. Comme si à vouloir confronter ses personnages à un fait inexplicable et à leur double, il n’avait pas pu s’empêcher, lui-aussi, de s’approcher de l'abîme que représentent les questionnements qu’il introduit. D’où le ton légèrement désabusé que son écriture revêt par moment face au grand inconnu qui s’est présenté à sa réflexion.


On ne s’habitue pas au laid. C’est de la vie. De la vie moche, mais de la vie.

Finalement, L’Anomalie d’Hervé Le Tellier est un livre original par bien des aspects : son intrigue (l'apparition en juin dans le ciel américain d’un deuxième avion en tout point identique à un autre qui avait atterri en mars), les nombreux genres que l’auteur a convoqué (le polar, le roman d’espionnage, la romance, la science-fiction, etc…), ses nombreuses références tant cinématographiques qui littéraires, mais aussi toutes les réflexions existentielles voire même métaphysiques qui y sont présentées. Bref, rien que pour cela, ce livre mérite d’être lu. En ce qui me concerne, ce que je retiendrai plus particulièrement c’est le traitement de ses personnages qui, face à cet événement inexplicable, voient leur quotidien profondément bouleversé. Car, au fond, l’élément déclencheur que représente ce second avion et son explication passent rapidement au second plan au profit de tous les questionnements soulevés par cet élément incompréhensible. On ne peut que nous aussi, modestes lecteurs, nous interroger face à la confusion que ce changement de paradigme engendre. D’ailleurs, à ce sujet, il m’a semblé voir plané sur l’ensemble du récit une forme de mélancolie, voire même de tristesse. Comme si à vouloir confronter ses personnages à un fait inexplicable, l’auteur n’avait pas pu s’empêcher, lui-aussi, de s’approcher de l'abîme que représentent les questionnements qu’il introduit. D’où le ton légèrement désabusé, je crois, que son écriture revêt par moment face au grand inconnu qu’offre sa réflexion. En définitive, même si certains passages sont parfois excessivement techniques au point d’alourdir le récit, on se plaît à suivre la réaction de tous ces personnages et leur façon de s’adapter à cet événement hors du commun. Un très beau livre.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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