top of page
  • Photo du rédacteurMax

Grace, Paul Lynch (2019)

Avec Grace, Paul Lynch, écrivain irlandais, revient avec un troisième roman tout bonnement magistral. Humain et sublime.


 

Grace, Paul Lynch, Albin Michel, 2019


Irlande, 1845. Par un froid matin d’octobre, alors que la Grande Famine ravage le pays, la jeune Grace est envoyée sur les routes par sa mère pour tenter de trouver du travail et survivre. En quittant son village de Blackmountain camouflée dans des vêtements d’homme, et accompagnée de son petit frère qui la rejoint en secret, l’adolescente entreprend un véritable périple, du Donegal à Limerick, au cœur d’un paysage apocalyptique. Celui d’une terre où chaque être humain est prêt à tuer pour une miette de pain.

 

Après Un ciel rouge, le matin (2014) et Neige noire (2015) Paul Lynch situe une nouvelle fois son roman dans une Irlande de souffrance, une Irlande d’une beauté terrifiante, une Irlande qui vous prend à la gorge pour ne jamais vous lâcher. Car, même si ce roman pourrait au fond se dérouler à n’importe quelle époque ravagée par la misère et la pauvreté, l’Irlande est la toile de fond sur laquelle va se jouer l’histoire de Grace, jeune fille envoyée seule sur les routes en pleine période de famine.


Mais avant de plonger plus en détails dans ce roman, permettez-moi de m’arrêter quelques instants sur la forme. Car il s’agit-là, à ma connaissance, d’une écriture tout à fait atypique.


Premier élément loin d’être anecdotique : les dialogues. Ils ne sont marqués par aucun tiret, aucun guillemet et s’incorporent totalement aux paragraphes plus descriptifs. L’effet produit par un tel procédé est tout bonnement remarquable. Pensées et dialogues en viennent à se confondre pleinement avec le récit, brisant de ce fait la frontière entre l’environnement du personnage principal et son intériorité. Et dans un roman se focalisant exclusivement sur une jeune fille de quatorze ans, le résultat en devient extraordinairement pertinent.


Car, bien plus qu’un roman historique ou un récit de voyage, ce livre est surtout un formidable roman de formation et d’apprentissage construit entièrement autour de sa jeune héroïne : Grace.

Encore adolescente, innocente et naïve, elle se voit chassée de chez elle par sa propre mère (incroyable scène introductive) en plein mois d’octobre, alors que la famine fait rage dans tout le pays. Comment alors cette jeune fille peut-elle se construire dans un monde réduit à ses jours les plus terribles, recouvert du voile de la misère et de la cruauté ?


C’est précisément pour cette raison, me semble-t-il, que ce choix stylistique prend tout son sens. En mêlant subtilement pensées, dialogue et description, c’est tout l’univers de la jeune femme qui finit par ne faire qu’un. Et le récit gagne magnifiquement en cohérence.


C’est donc cela la liberté. Pouvoir disparaître de la surface de la terre sans que quiconque s’en aperçoive. La liberté, c’est ton âme dans le vide de la nuit. C’est ce noir aussi vaste que ce qui retient les étoiles et tout ce qu’elles dominent, et qui pourtant semble n’être rien, n’a ni fin ni commencement et pas non plus de centre. Les leurres du plein jour nous font croire que ce que voient nos yeux est bien la vérité, mais la seule chose vraie, c’est que nous sommes des somnambules. Nous cheminons à travers une nuit de ténèbres et de chaos, qui jamais en nous livre sa vérité.  (p. 126)

Revenons maintenant à l’Irlande, pays qui se cache à chaque instant dans les pages de ce livre. A l’opposé des paysages verts et luxuriants qui nous viennent en tête lorsque nous est évoquée l’Irlande, ceux qui s’abritent dans ces pages ne sont plus que dévastation. Comme si ce décor, et avec lui la météo catastrophique qui s’abat sur l’île, mettaient en perspective le drame humain qui se joue sur une terre vidée de sa vitalité. L’ambiance qui s’en dégage est grise, triste, imbibée de neige et de pluie glaçante.


Ce gris et cette luminosité qui s’éteint peu à peu rongent aussi le cœur des hommes qui battent le pavé sur ces chemins décharnés. S’y trouvent seulement des femmes et des hommes tentant par tous les moyens de survivre. Tels des morts-vivants, ou des vivants à moitié morts de faim, vagabonds et mendiants parcourent les routes à la recherche du moindre travail payé au lance-pierre, ou d’un quelconque aliment comestible.


C’est sur ces routes que la véritable histoire de Grace commence. Dans l’ombre de l’héroïne, se cachent toute la naïveté, l’innocence et l’imagination de l’enfance qui percutent de plein fouet l'âpreté et la violence d’une île ravagée par la famine où quelques morceaux de pain deviennent de véritables trésors. Et tandis que Grace se confronte chaque jour un peu plus aux dangers d’un pays dévasté par le mildiou, les histoires avec lesquelles elle a grandi se transforment progressivement en fantômes surgis des routes et des fossés qu’elle emprunte. Son imagination vient se confronter à l’extrême dureté du monde qui l’entoure. Et cet imaginaire teinté de poésie contribuera à sa résilience.


Mais ce livre, c’est aussi la transformation d’une jeune fille en femme. Face aux pires difficultés, la seule façon que Grace à trouver pour les affronter est de grandir. Grandir trop vite sans doute, ne vivant qu’à peine son adolescence. Et quand on est seule, personne n’est là pour nous aider à appréhender le monde et faire face aux problématiques soulevées par sa condition féminine.


Enfin, comment ne pas s’attarder sur le style si envoûtant de Paul Lynch ? La réalité de Grace, et avec elle toute sa subjectivité, sont magnifiées par l’élégance et le lyrisme de sa plume. Sa poésie, son amour pour son pays, mais également sans grande humanité transcendent à chaque instant les pages de ce roman. Il vous happe dès les premières lignes pour ne jamais véritablement vous relâcher.


Avec Grace, c’est la bulle d’innocence et de naïveté de l’enfance qui explose au contact de l’implacable réalité de la misère et de la pauvreté d’une Irlande ravagée par la Grande Famine. C’est aussi la construction et la résilience d’une adolescente qui devient femme. Et ce passage de l’un à l’autre, cette transformation de Grace est enivrée et exaltée par le lyrisme et la poésie de Paul Lynch. Un livre d’une profondeur humaine étonnante, et, pour paraphraser Edna O’Brien, un livre qui me hantera longtemps.


📖📖📖📖📖



“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

bottom of page