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Retour rue Krochmalna - Isaac Bashevis Singer (1972)

Un roman sombre et pessimiste, aux personnages aussi colorés qu'insaisissables, qui offre une belle réflexion sur la condition humaine, dans ce qu'elle a parfois de plus noir.


Un roman perturbant sur la condition humaine
 

Retour rue Krochmalna, Isaac Bashevis Singer, Le Livre de Poche, 2024 (1972)

Max avait envie de retrouver la rue Krochmalna à Varsovie et l’avenue Carrientes à Buenos Aires, Meïr et Leah, sa fabrique et ses ouvrières, Bertha, les cafés où il avait rendez-vous avec ses amis et leurs épouses, Levinson et le théâtre yiddish. Il était allé à Varsovie pour ramener des filles en Argentine, pas pour s’enterrer dans un village inconnu avec une petite fille naïve dont il faisait semblant d’être le père. Il se souvenait du dicton yiddish : dix ennemis ne peuvent pas faire à un homme tout le mal qu’il est capable de s’infliger à lui-même. Pour la première fois, il était acculé dans ce qu’on ne pouvait qu’appeler une voie sans issue. I.B.S.


Dans ce roman, Isaac Bashevis Singer retourne dans la Varsovie du début du XXème siècle, et dans sa bien aimée rue Krochmalna. Le «dernier écrivain yiddish » signe ici un texte haut en couleur - avec le noir en dominante.

 

Isaac Bashevis Singer est un écrivain américain d'origine polonaise, né en 1904 à Leoncin en Pologne et mort le 24 juillet 1991 à Miami en Floride. Il est célèbre pour ses œuvres littéraires écrites en yiddish, une langue juive européenne. On pourra ici par exemple mentionner certaines de ses œuvres, dont notamment Le Magicien de Lublin (1958) ou encore Keila le Rouge (1977). Singer a remporté le prix Nobel de littérature en 1978 « pour son art de conteur enthousiaste qui prend racine dans la culture et les traditions judéo-polonaises et ressuscite l'universalité de la condition humaine. » Ses œuvres explorent souvent des thèmes tels que la foi, la tradition juive, le folklore et la condition humaine, en particulier à travers le prisme de la vie juive en Europe de l'Est et en Amérique.


Retour rue Krochmalna est un texte inédit, publié après la mort de Singer. Traduit de l’anglais par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay, il est d’abord publié chez Stock en 2022 avant de paraître au Livre de Poche en ce début d’année 2024. Si ce roman est à l’image des derniers romans publiés de façon posthume par ses éditeurs, c’est parce qu’on ignore la date exacte de son écriture. En revanche, il fut publié pour la première fois dans le journal yiddish de New-York, le Forverts, sous forme de feuilleton d’avril à août 1972, journal que Singer a souvent privilégié. Mais s’il s’agit d’un roman posthume, on retrouve dans ce roman les thèmes de prédilections de son auteur : la communauté juive polonaise du début du XXème siècle, l’identité, la condition humaine et les mœurs les plus inavouables de l’humanité. Si chacune de ces pages contiennent beaucoup d’humour, des personnages hauts en couleur, elles sont toutes baignées dans une noirceur et un pessimisme souvent déstabilisant. Retour dans cette chronique, non pas rue Krochmalna, mais sur ce roman profondément marquant. 


Que n’ai-je pas lu ! Il y a une bibliothèque dans la cour et j’y empruntais toutes sortes de livres, peut-être plus de mille, et j’en suis arrivé à penser qu’en ce monde tout est possible. Et si c’est le cas, pourquoi n’y aurait-il pas une pute chaste ?

Un couple en tension


Max et Flora sont de retour à Varsovie après plusieurs années passées à Buenos Aires où ils ont fait fortune grâce à une fabrique de sacs et des affaires moins glorieuses, dont notamment un bordel. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils ont décidé de revenir chez eux, rue Krochmalna, une rue tenue par la communauté juive, plutôt mal famée, dans laquelle vivent leurs amis, Meïr et Leah. Ils souhaitent ramener en Argentine une dizaine de jeunes femmes pour alimenter leur maison de passe. 


Si Max et Flora filent le parfait amour, lui qui est pourtant accros au sexe (avec sa femme mais surtout avec n’importe quelle femme passant sous ses yeux), Flora fermant les yeux sur les turpitudes de son mari, l’incitant aussi parfois à aller voir ailleurs, c’est parce que leur couple semble reposer sur un certain équilibre, précaire sans doute, mais équilibre tout de même. Si, disait-on, leur couple semble fonctionner à merveille, leur retour en Pologne va être la source de nombreuses tensions entre eux : Flora va se rapprocher de son ancien amant et Max tomber sous le charme d'une gamine de quinze ans que son ami Meïr lui présente… Mais c’est surtout une terrible révélation qui va faire chanceler tout le monde que Max s’était forgé et qu’il pensait contrôler.


Les hommes peuvent être très malins, mais en même temps tellement bêtes. Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’il y a dans la tête d’une femme. Je ne veux jamais lui faire de peine. Un amour comme celui qui existe entre nous, le monde n’a jamais rien vu de tel. Il adore le sol sur lequel je marche. S’il le pouvait, il me hisserait au septième ciel et s’inclinerait devant moi comme devant une déesse.

De prime abord, et avec cette intrigue amoureuse en premier plan, Retour rue Krochmalna semble décrire les amours libertins d’un couple à qui tout semblait profiter. Max et Flora viennent tous deux des classes les plus pauvres de Varsovie, et leur exil en Argentine leur a permis de devenir particulièrement riches. C’est avec un nouveau statut social qu’ils pensaient retourner en Pologne de manière triomphante, Max riche comme Crésus et Flora couverte de bijoux et de robes particulièrement onéreuses. C’est d’ailleurs dans l’un des hôtels les plus luxueux de la capitale polonaise qu’ils décident de descendre, comme pour ratifier leur ascension sociale. En revanche, le monde qu’ils avaient quitté des années auparavant est resté le même, leurs amis Meïr et Leah vivant toujours rue Krochmalna, l’une des plus dangereuses de la ville. Meïr est l’un des plus gros bonnets de la pègre, aussi craint que profondément respecté par les habitants de sa communauté. 


Et c’est précisément cet écart entre deux mondes qui occupent aussi la réflexion de ce livre. Max et Flora sont des transfuges, un couple parti de rien, devenus très riches, qui peuvent tout s’offrir, mais qui se retrouvent inévitablement attirés par leur vie passée. Max n’a jamais vraiment quitté le business des bordels, mais a su se légitimer avec sa fabrique de sacs. Pourtant, complexé par son ignorance, il rêve constamment de devenir un homme cultivé, de s’adonner aux sciences et à la philosophie. Flora, elle, a toujours rêvé d’être une actrice réputée dans le monde entier, mais a tout abandonné le jour où elle a rencontré Max. Cette tension entre les aspirations de l’un et de l’autre et le monde dans lequel ils vivent, un monde dur, pauvre, violent, austère, est au cœur de ce roman. Plus que la confrontation entre deux mondes, c’est la quête d’identité de l’un et de l’autre qui est en jeu. Et Singer, en plongeant ses deux personnages en pleine communauté juive du début du XXème siècle, exacerbe peut-être encore un peu plus cette discordance.


Si les bons vœux se réalisaient tous, les gens deviendraient fous par excès de bonheur. De même que, si les malédictions avaient toutes de l’effet, il ne resterait plus un humain sur terre.

Un tableau sans concessions de la communauté juive polonaise 


Isaac Bashevis Singer a souvent décrit la communauté juive polonaise du début du XXème siècle, lui qui est né à Leoncin, ville polonaise sous occupation russe, et a vécu rue Krochmalna. Le fait de situer une grande partie de son roman dans un lieu qu’il connaît si bien n’est donc pas anodin.


Cette rue Krochmalna constitue un décor particulièrement haut en couleur. En plein cœur du quartier juif de Varsovie, elle est habitée par une communauté yiddish très modeste, et représente sans doute l’une des rues les plus redoutables de la capitale polonaise. Elle est tenue par Meïr, un baron de la pègre aux bras particulièrement longs, que ce soit auprès de la police corrompue que de truands d’une dangerosité extrême. Bordels, vols, violence, pauvreté sont le quotidien de ses habitants.


En y inscrivant la majeure partie de son intrigue, Singer décrit ainsi la société yiddish de Varsovie du début du XXème siècle : une communauté empreinte de traditions, d’une culture juive très développée présente à tous les instants de la vie quotidienne de ses habitants, de l’école au shabbat ; mais qui, paradoxalement, vit de métiers peu reluisants pour survivre. C’est tout ce paradoxe que Singer met en lumière : une communauté qui se veut pieuse, mais qui se soumet à des mœurs souvent violentes. Max et Flora en sont les plus parfaits représentants, et leur situation, déjà mal embarquée, se voit de plus en plus influencée par cette tension contradictoire que porte cette société juive.


Sans compter que cette communauté, qui s’inscrit dans des préceptes souvent traditionnels et millénaires, est sans conteste profondément misogyne. Comment ne pas relever ici la place qu'occupent les femmes, tenues en permanence sous le joug de leur mari, frère, père, etc… ? C’est d’ailleurs parce que Flora, ayant menti à son mari et souhaitant, de manière sans doute détournée et plus ou moins inconsciente, s’émanciper, que Max commence à perdre pied et se retrouve pris dans un enchaînement d'événements infernal… Car au fond, ce livre est aussi l’histoire d’un homme qui perd pied et qui finit par sombrer.


Quelque chose chavirait en lui. Il venait de rencontrer une femme d’une classe supérieure à la sienne, riche, cultivée et, outre cela, qui voulait complètement changer le monde.

Max, un personnage insaisissable et perturbant


Difficile de cerner Max, cet homme de presque quarante ans, né de parents extrêmement pauvres, qui a su s’enrichir en Argentine. Sans être totalement antipathique, il n'en reste pas moins terriblement agaçant. Misogyne, à la libido à jamais insatisfaite, il est follement amoureux de Flora mais s’attache à une jeune fille de quinze ans, (alors qu’il en a vingt-cinq de plus…). S’il peut se permettre tout et n’importe quoi avec les femmes, souvent avec la bénédiction de son épouse, il ne supporte pas qu’une femme puisse le délaisser, s’émanciper… C’est d’ailleurs lui qui suggéra à Flora de revoir son ancien amant, visiblement par jeu, mais cette décision finira par se retourner contre lui. Bref, son rapport aux femmes est plus que malsain.


Mais au-delà de cette facette problématique de sa personnalité, Max se pense comme un homme froid, intelligent et parfaitement rationnel. Or, la réalité de sa condition le rattrape sans cesse. Dès que sa situation personnelle se détériore, il en vient à paniquer à la moindre occasion, voyant la police à tous les coins de rues. Il ne sort jamais sans un revolver au fond de sa poche, prêt à tuer n’importe qui, y compris lui-même dans ses phases de dépression, mais ne l'utilise évidemment jamais. Au fond, Max est profondément lâche et fuit tous ses problèmes, prend mauvaise décision sur mauvaise décision, quitte à se mettre dans des situations plus que rocambolesques. C’est sans doute cette lâcheté et cette panique incessante qui le rend si perturbant. A ses côtés, on assiste à la chute d’un homme poursuivi par ses propres errements. 


Je n’ai peur ni de la prison, ni de la potence. C’est plus facile de mourir au bout d’une corde que de maladie. Le monde ne va pas dans une direction spécifique. Les marxistes disent n’importe quoi, comme si l’histoire ressemblait à une comète suivant une trajectoire prévue d’avance. C’est stupide. Le peuple fait l’histoire. L’histoire est comme un cheval. Quiconque le chevauche le fait aller où il veut. 

 

Finalement, Retour rue Krochmalna est un récit profondément sombre et pessimiste. Dans un mélange d'humour, de grotesque, de noirceur et d’un brin de fantaisie narrative, Singer dépeint dans ce roman la vie des Juifs polonais avant la Première Guerre mondiale. Ses personnages, Max et Flora en tête, sont tous incroyablement vivants, fantasques et colorés, à la personnalité complexe. Pourtant, le monde dans lequel ils évoluent, la communauté juive de Varsovie, est étonnement noir et torturé. Le sexe, les violences et les magouilles en tout genre représentent le quotidien de ces habitants de la rue Krochmalna. Ce livre est truffé de nombreuses tensions existentielles : une communauté juive traditionnelle qui vit sa judéité à chaque moment de la journée, mais qui est traversée par des moeurs sombres et lugubres ; Max et Flora, un couple qui apparaît au début du roman comme plutôt épanoui et équilibré (malgré leurs frasques), mais qui à la première vraie difficulté finit par imploser ; Max et Flora, toujours, devenus riches à Buenos Aires mais qui ne peuvent trouver leur place à Varsovie… Bref chaque thème abordé ici est constamment mis en perspective pour offrir une réflexion sur la condition humaine. Enfin, Retour rue Krochmalna est aussi l’histoire de la chute d’un homme. Rares sont les personnages aussi paradoxaux que Max, lui qui est aussi profondément troublant qu’éminemment antipathique. S’il apparaît comme particulièrement confiant, rationnel et maître de sa propre existence au début du livre, comment ne pas être déstabilisés, nous simples lecteurs, face à son naufrage existentiel ? Dès le premier imprévu, la première difficulté, le voici qui panique et prend mauvaise décision sur mauvaise décision… Et on passera sur sa misogynie maladive. Pourtant, force est de constater que l’on se surprend à continuer à suivre ses tourments et ses tergiversations. Un personnage si rempli de contradictions que son avenir en devient intéressant. Malgré ses aspérités et un personnage principal singulier et parfois frustrant, ce livre offre une formidable plongée dans le monde yiddish du début du XXème siècle. Il représente aussi une porte ouverte sur de nombreuses questions existentielles comme la vie, la mort, la religion. Pour les connaisseurs de Singer, on retrouve ici certaines thématiques qui lui sont chères : la foi, la tradition juive et, surtout, la condition humaine dans ce qu’elle a, parfois, de plus sombre. Merci aux équipes de Babelio et au Livre de Poche pour cette très belle découverte :  un roman perturbant, traversé par un pessimisme sous-jacent troublant.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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