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Le Vin des morts, Romain Gary (1937)

Un livre, obscène, vulgaire, mais pourtant terriblement drôle et acerbe sur la bourgeoisie des années 1930. Mémorable et jubilatoire.


Un livre aussi vulgaire que terriblement amusant.
 

Le Vin des morts, Romain Gary, Folio, 2017 (1937)

Dans un souterrain peuplé de squelettes, le jeune Tulipe cherche la sortie. En chemin, il dialogue avec des morts aussi effrayants que grotesques : trois sœurs maquerelles régissent un bordel d’outre-tombe, des flics tabassent un prévenu jusqu’à le rendre «tricolore», un poilu avoue avoir laissé sa place à un Allemand dans la tombe du Soldat inconnu…

Sous l’influence de Poe, Céline ou Jarry, ce premier roman inédit écrit à dix-neuf ans dépeint la société de l’après-guerre et la crise des années trente. Le Vin des morts, signé Romain Kacew, ne quittera jamais les poches de Romain Gary et lui servira de vivier pour écrire les romans d’Émile Ajar.

 

Écrit entre 1933 et 1937, le Vin des morts n’a été publié qu’en 2014, soit plus de 34 ans après la mort de Romain Gary. S’il s’agit sans doute de son premier manuscrit, ce dernier a été refusé par de nombreux éditeurs. Et pour cause : qui voudrait assurer la publication du premier roman d’un auteur alors inconnu et dont les thèmes qu’il soulève sont, entre autres, l’alcool, le sexe, la mort et le suicide ? Pas grand monde. Et si, en plus, son écriture et ses références sont à la fois bien souvent grossières et scatologiques, il n’est pas étonnant de n’avoir redécouvert ce texte que bien longtemps après le décès de Gary. Pourtant, par son incroyable originalité et ses dimensions provocatrices et humoristiques évidentes, ce livre en devient inoubliable.


Ce premier manuscrit, c’est d’abord Gary lui-même qui ne l’a jamais véritablement oublié. L’écrivain aux deux prix Goncourt, l’un en 1956 pour Les Racines du ciel et l’autre en 1975 pour La vie devant soi publié sous le nom d’Emile Ajar, s’y rattachera tout le reste de sa vie. Comme le souligne Philippe Brenot dans sa préface, tout au long de sa carrière, et particulièrement sous le nom d’Emile Ajar, Romain Gary n’a eu de cesse de venir puiser dans ce texte des passages qu’il utilisera par la suite dans d’autres livres. Par exemple, Pseudo (1976) reprendra deux passages du Vin des morts. En définitive, il semblerait que pour Romain Gary, ce premier roman soit le texte fondateur de sa vie d’écrivain tant il condense toutes les angoisses de l’auteur et rassemble les grandes thématiques qui seront au cœur de son œuvre par la suite.


Eh bien, bégaya craintivement Tulipe, titubant dans les ténèbres déchaînées comme un navire aveugle dans la tempête. Il m’arrive une drôle d’histoire… Ma femme, voudra pas le croire… elle dira encore que j’ai bu ! Si j’pensais un peu à tout ça… j’ferais dans mon pantalon… c’est pas l’envie, nom de Dieu, qui me manque ! Mais faut jamais penser… jamais réfléchir… ça vous fait un mal formidable… ça vous tue rapidement… comme un rien… beuh !

Le Vin des morts est donc particulier à plus d’un titre. Mais ce qui frappe principalement le lecteur, c’est l’histoire que ces pages renferment. Dès les premières lignes,, on se surprend à suivre les pérégrinations de Tulipe, un homme qui se retrouve étrangement plongé dans les bas-fonds d’un cimetière, dans des souterrains peuplés de cadavres en putréfaction, de macchabées immondes et de squelettes extrêmement bavards.


Le roman se présente donc comme la succession de petits sketchs, des rencontres que fait Tulipe au gré de ses errements parmi des morts aussi drôles que profondément vulgaires. Parmi eux, on découvre le cadavre qui aurait dû être celui du soldat inconnu, les macchabées Jim et Joe ou encore trois sœurs squelettes incroyablement ridicules : sœur Agonyse, sœur Pédonque et sœur Polypie. Bref, ce sont toute une galerie de personnages truculents et grotesques qui nous sont présentés par l’entremise de Tulipe. Ce dernier, d’ailleurs, n’est pas en reste puisqu’il nous raconte par moments les mésaventures de certains clients que sa femme a hébergé dans sa pension. Bref, tout dans ce livre est improbable et, de ce fait, prodigieusement marquant.


Qu’avez-vous à me regarder comme ça, mon garçon ? Est-ce pour la première fois de votre vie qu’il vous ai donné de voir un gentleman ?

Ce livre se présente donc comme un conte surréaliste, absurde, drôle, et profondément morbide. Ses liens de filiations sont évidents : dans l’esprit, il s’inscrit d’abord dans le sillage des Nouvelles Histoires Extraordinaires d’Edgar Allan Poe et plus spécifiquement de la nouvelle du “Roi Peste”, puis dans celui de Rabelais, et surtout des Chants de Maldoror (1869) de Lautréamont ; en ce qui concerne la langue, on sent que la lecture de Céline et de son langage oralisant a profondément marqué le jeune Romain Gary.


Grâce à toutes ces références, on se retrouve à lire un roman où des squelettes parlent un argot rustre, boivent de l’alcool, mangent, font l’amour, ou, plus grossièrement, pètent, pissent et rotent. Tout aussi incroyable sans doute, les rats et la vermine sont également personnifiés ; eux aussi se trouvent à prononcer quelques répliques. Dieu est lui aussi présent par ci par là et, entre autres choses plus scabreuses, boit lui aussi comme un trou. L’ambiance que Romain Gary a créé est poisseuse, poussiéreuse, ténébreuse et dégoutante, et la décoration de ces souterrains est particulièrement glauque. Les tables se trouvent être des cercueils, et leurs pieds des tibias. Bref, à l’image de ce qu’écrit Philippe Brenot dans sa préface, tout dans ce livre « transpire la sueur, le sang, le sperme, les excréments de tous ordres, crachats, urine, chiure, vomissure ». Ce qui, évidemment, peut rebuter plus d’un lecteur.


« D’où qu’il sait tous ces beaux proverbes ? » que j’demande à Carmen en refilant vingt sous au morveux, de main en main. « Il est enfant de chœur ! dit Carmen, et monsieur le curé s’occupe un peu de lui ! »

Au fond, si ce livre s’en tenait à ces éléments scatologiques permanents, à cette grossièreté provocatrice de tous les instants, à sa drôlerie grinçante, apparaîtrait-il sans doute pour l’amateur de cet humour grivois au mieux amusant, au pire lassant. Ce serait, je pense, passer à côté de la satire mordante que fait Gary de la bourgeoisie des années 1930. D’une part, il évoque sans détour une France qui ne s’est pas véritablement remise de la Grande Guerre et qui voit toujours en l’Allemagne un ennemi permanent. D’autre part, il s’en prend ouvertement à un cléricalisme qui n’est plus à une aberration près, à une police brutale, à une société puritaine en mal de scandales et de ragots malsains. Finalement, à travers tous les squelettes qui sont ici dépeints, c'est toute la République française bourgeoise qui se voit mise sur le banc des accusés : aux yeux de l’écrivain, cette dernière est pourrie et corrompue jusqu’à la moelle.


Mais s’il passe toute la société bourgeoise au vitriol, Romain Gary ne manque pas de mettre en évidence les angoisses qui le porteront par la suite dans toute sa carrière littéraire : la mort, le suicide, le sexe, l’alcool, l’enfance, la guerre. Car, au fond, ce sont ces obsessions qui sont au cœur de ce livre. La bourgeoisie visée ici n’est en fin de compte que l’expression des interrogations de Gary portant sur la vie et la mort. En mettant de cette manière en avant la mort, c’est la vie qu’il éclaire. Le Vin des morts n’est en définitive qu’une métaphore de la vie et de la mort, les deux n’étant que les deux faces d’une même médaille que Gary a enterrée pour mieux en souligner la richesse et l’absurdité.


Il éclata d’un rire hystérique, convulsé. Dans le noir, l’écho rebondissait de pierre en pierre, puis revenait des profondeurs, rejaillissait de l’immense gosier béant : il faisait rigoler les ténèbres…

Sous ses faux airs de vulgarité gratuite et provocatrice se cache un roman absurde, à l’humour noir terriblement efficace, perturbant et acerbe sur la nature humaine. De manière extrêmement caustique, c’est la société bourgeoise d’une époque, celle des années 1930, qui se voit fortement écornée par le nauséabond et le répugnant qui habitent ces pages. Tout dans ce livre sent l’obscène et l’indécent, mais toutes les histoires abjectes racontées, toutes les répliques acérées lancées par ces personnages minables font mouche. Curieusement, même s’il s’agit de son premier roman, tout ici semble laisser présager la carrière de Gary. Comme un horizon qu’il a lui-même dressé à ses débuts, Le Vin des morts sera pour lui une ligne directrice sur laquelle il inscrira toutes les angoisses et les obsessions qui feront de lui l’écrivain emblématique qu’il deviendra par la suite.


Finalement, Le Vin des morts est peut-être bien un livre tout bonnement inclassable. Dans la veine des œuvres de Rabelais, d’Edgar Allan Poe et de Lautréamont, dans la langue “oralisante” de Céline, le premier roman de Romain Gary (bien que publié en 2014) est incroyablement percutant. Certes, le scatologique y a une place indéniable, tout comme le sexe et le moralement révoltant. Néanmoins, sous ses faux airs de vulgarité gratuite et provocatrice se cache un roman absurde, à l’humour noir terriblement efficace, perturbant et acerbe sur la nature humaine. Plus frappant encore, et de manière extrêmement caustique, c’est la société bourgeoise d’une époque, celle des années 1930, qui se voit fortement écornée par le nauséabond et le répugnant qui habitent ces pages. Evoquant tour à tour le suicide, le sexe, l’alcool, l’enfance et la guerre, ce roman est aussi un condensé des interrogations sur la vie et la mort que Romain Gary n’aura de cesse de poser et de mettre en mots par la suite. Comme un horizon qu’il a lui-même dressé à ses débuts, Le Vin des morts sera pour lui une ligne directrice sur laquelle il inscrira toutes les angoisses et les obsessions qui feront de lui l’écrivain emblématique qu’il deviendra par la suite. En définitive, ce livre semble être extrêmement clivant tant il peut choquer, désoler, ou tout simplement indifférer de nombreux lecteurs. En ce qui me concerne, le jusqu’au-boutisme dont a fait preuve ici Gary dans le macabre comme dans l’humour et le provoquant a fait de la lecture de ce roman une expérience mémorable et jubilatoire. Tout ce que l’on attend d’un grand livre.


Dans un coin de la fosse, il y avait un gros tonneau rond, bien gros et bedonnant, et Tulipe se jeta dessus comme un pape mourant sur les saints sacrements, et ayant fait voler en poussière les quelques flics miteux qui prétendaient en barrer l’accès, il s’aplatit d’abord devant lui, comme devant le Seigneur et puis contre lui, comme l’amante contre l’amant et se mit à sucer le bon bout se réjouissant de ce qu’on appelle la chaleur animale qui montait dans ses intestins et se répandit en lui des pieds à la tête, qui grandissait en lui à la manière d’un bel autodafé dans lequel on brûlerait la misère, la désolation, les flics, le remord, l’angoisse et toutes les autres larves et vermines de cette ignoble petite putain toujours si crasseuse et malodorante qu’on appelle l’âme humaine.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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