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Race et Histoire - Claude Lévi-Strauss (1952)

Un livre qui bat en brèche la notion de racisme en se focalisant sur le concept de culture plutôt que sur celui de race biologique. Nécessaire.

Un petit livre qui s'attaque à la notion de racisme pour mieux la battre en brèche
 

Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss, Folio Essais, 1987 (1952)

La diversité des cultures, la place de la civilisation occidentale dans le déroulement historique et le rôle du hasard, la relativité de l’idée de progrès, tels sont les thèmes majeurs de Race et histoire. Dans ce texte écrit dans une langue toujours claire et précise, et sans technicité exagérée, apparaissent quelques-uns des thèmes majeurs de notre manière contemporaine de penser l’humanité.


 

Race et Histoire est un essai de l'anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss, publié en 1952 dans le cadre d'une série de travaux commandés par l'UNESCO pour une campagne de sensibilisation de cet organisme sur les questions de race et de racisme. Ce texte a été rédigé à une époque où les séquelles de la Seconde Guerre mondiale et les horreurs de la Shoah ont amené une prise de conscience accrue des dangers des idéologies racistes. L'UNESCO, dans ses efforts pour promouvoir la paix et la compréhension interculturelle, a sollicité de nombreux intellectuels pour contribuer à cette série. Claude Lévi-Strauss a répondu avec ce petit essai : Race et Histoire.


Si L’UNESCO a demandé à Claude Lévi-Strauss de travailler sur cette question, c’est parce que l’anthropologue commence à avoir une certaine réputation dans le milieu de l’ethnologie et de l’anthropologie à cette époque. Pourtant, le début de sa carrière se passe loin de la France et, donc, du milieu intellectuel de l’époque ; lui qui a commencé par la philosophie décide de se rendre au Brésil pour y devenir professeur de sociologie et mener des études ethnologiques en Amazonie. Après quelques années passées aux Etats-Unis, il rentre en France à la fin des années 1940 pour y rédiger et soutenir sa thèse, qui sera publiée en 1949 : Les structures élémentaires de la parenté.


Il y a simultanément à l'œuvre, dans les sociétés humaines, des forces travaillant dans des directions opposées : les unes tendant au maintien et même à l'accentuation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l'affinité.

Les années qui suivirent permirent à Claude Lévi-Strauss de marquer le XXème siècle de son empreinte : plusieurs de ses livres eurent un retentissement considérable à l’époque (Tristes tropiques en 1955 ou encore La Pensée Sauvage en 1962). Mais si son nom reste encore aujourd’hui intrinsèquement associé à ses disciplines de prédilection, à savoir l’anthropologie et l'ethnologie, c’est parce qu’il est le fondateur d’un courant de pensée dans les sciences humaines particulièrement important à l’époque : celui du structuralisme. Selon ce mouvement, il est possible de comprendre les sociétés humaines grâce à certaines structures qui se combinent de différentes manières selon les cultures. En s’inspirant de la linguistique, sa réflexion sur les structures sociales et culturelles a révolutionné la manière dont les anthropologues appréhendent les sociétés humaines.


De la notion biologique de race à celle, sociologique, de culture


A la demande de l’UNESCO, Lévi-Strauss s’attèle donc à rédiger un livre dans lequel les préjugés raciaux seraient dissipés au profit de questions, bien plus pertinentes, sur la richesse des cultures. En somme, l’objet de ce livre devient donc celui-ci : la diversité des cultures qui composent l’humanité représente-t-elle une richesse pour cette dernière ? Ou encore : la pseudo inégalité des cultures (qui sous-tend le racisme) ne serait-elle qu’une vue de l’esprit biaisée par une forme d’ethnocentrisme ?


On refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

En bon anthropologue, Lévi-Strauss évite le piège qui consisterait à légitimer le recours au concept biologique de race. Pour lui, ce qui fait l’originalité des peuples, c’est avant tout leurs caractéristiques culturelles, sociologiques, historiques, géographiques avec lesquelles elles évoluent, et non leur génétique. En ce sens, il n'y a donc pas de race humaine au sens biologique du terme.


Ce constat étant posé, subsiste une question fondamentale, qui charrie souvent d’ailleurs son lot de racisme, plus ou moins assumée : « s’il n’existe pas d’aptitudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation développée par l’homme blanc ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que celles des peuples de couleurs sont restés en arrières, les uns à mi-chemin, les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de milliers d’années ? » En d’autres termes, comme se fait-il que la civilisation occidentale en soit venue à être si dominante ?

Éviter certains travers pour mieux observer la diversité des cultures


Dans un premier temps (dès le second chapitre), et afin de comprendre pourquoi les cultures diffèrent, Lévi-Strauss nous invite à tenter de saisir l’origine de ses divergences. Pour cela, il met en lumière une typologie qui permet d’y voir un peu plus clair : les cultures diffèrent essentiellement par leur éloignement géographique, mais aussi par leur éloignement temporel, voir les deux. Pour pouvoir analyser les cultures dans leur ensemble, il faut donc pouvoir prendre du recul.


L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village. 

Mais c’est là qu’apparaît le grand problème auquel l’homme a toujours été confronté : l’ethnocentrisme. Perclus de tous ses préjugés, alimentés par toutes les suppositions et présupposés de la culture auquel il appartient, chaque individu a toujours observé les autres cultures depuis la sienne, biaisant ainsi son regard. Partout et en tout lieu, les hommes ont mis en pratique la fameuse dichotomie entre le « nous » et le « eux », reléguant au ban de l’humanité ceux qui leur sont différents (les « sauvages » ou les « barbares »). Et en agissant ainsi, l’homme ne fait qu’emprunter à ceux qui lui sont étrangers le même mécanisme de relégation des autres. C’est ce constat qui a amené Claude Lévi-Strauss a écrire cette phrase restée célèbre : « Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie ».


Lévi-Strauss met également l’accent sur une autre maladresse qui pourrait fausser notre regard. C’est ce qu’il appelle le faux-évolutionnisme. Selon lui, le faux-évolutionnisme est « une tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement ». En d’autres termes, le faux-évolutionnisme serait de croire que toutes les sociétés doivent passer les mêmes étapes ou stades de développement (obtenir de l’électricité par exemple), pour arriver au même but, au même niveau. La diversité culturelle ne serait ainsi qu’un leurre, puisqu’en dernière analyse toutes les sociétés deviendraient uniformes et cette diversité aurait disparu.


La diversité culturelle comme moteur de l'évolution sociale


Une fois que l’on arrive à se détacher de ces préjugés, que voit-on ? Pour reprendre sa typologie présente, on peut observer : 


  • des sociétés qui vivent à la même époque que nous, mais éloignées géographiquement ;

  • des sociétés qui ont vécue sur le même territoire que nous, mais éloignées dans le temps ;

  • et celles qui sont tout aussi éloignées dans le temps que dans l’espace.


En se laissant tenter par la comparaison, on trouverait ainsi notre société, dite « évoluée », et des sociétés « archaïques » ou « primitives » ? Lévi-Strauss répond d’emblée par la négation : il n’existe pas de peuples primitifs ou de peuples archaïques. Seulement des sociétés qui ne se sont pas développées dans le même sens que nous, et qui n’ont pas utilisé le temps de la même manière.


En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence.

Mais dans ce cas, que faire de la notion de progrès ? Lévi-Strauss le reconnaît, les progrès qu’à fait l’humanité depuis ses débuts sont manifestes. Et pourtant, il n’est pas simple de l’analyser dans sa globalité, en y associant ou non chaque culture. Car le progrès n’est pas linéaire, ni continu. Il « procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations ». Et il faut certaines circonstances bien précises pour que des évolutions majeures apparaissent dans telles sociétés plutôt que telles autres.


Certaines sociétés peuvent donc apparaître comme en progrès, cumulatives, d’autres stationnaires. Mais cela dépend du point de vue d’où l’on se place. Pour nous qui vivons au XXIème siècle, nous considérons comme une société cumulative une société qui avance dans la même direction que nous : révolution industrielle, apparition de l’électricité, du nucléaire, etc… Si nous observons des sociétés qui ne connaissent pas ces avancées technologiques, nous serions tentés de les trouver stationnaires. Cette notion de progrès dépend ainsi du système de valeurs dans lequel nous nous trouvons, nous permettant de donner du crédit à telle ou telle société se développant dans le même sens que nous.


Cette notion de progrès se fait particulièrement palpable dans la civilisation occidentale. Comment se fait-il que ce soit cette civilisation qui ait pris, pour le dire très grossièrement, le dessus ? D’abord, parce qu’avec son passé colonial, elle n’a pas vraiment laissé le choix aux autres. Cela étant, l’histoire nous apprend également que par le passé d’autres sociétés ont eu des ambitions hégémoniques. La société occidentale a en revanche poussé le plus loin cette prétention. Si elle a pu y arriver, c’est en utilisant des techniques apparues dans des sociétés lointaines plus archaïques (on pense notamment à la révolution néolithique). Mais certains diront que c’est aussi dû au hasard. Pourquoi la révolution industrielle a eu lieu en Europe et pas dans un autre endroit du monde ?


Les sociétés que nous appelons primitives ne sont pas moins riches en Pasteure et en Palissy que les autres.

Ceci posé, Lévi-Strauss interroge le rôle du hasard dans l’Histoire. S’il considère que les inventions technologiques ne sont pas propres à la société occidentale, il reconnaît que cette dernière est plus cumulative que les autres. Cela étant, penser que le hasard possède un grand rôle dans le progrès de l’humanité est pour lui illusoire. Le feu n’a jamais été découvert « par hasard », tout comme il ne suffit pas pour tailler et aiguiser une pierre de frapper fort dessus. Toute technique est le fruit d'améliorations continues, qui se font de génération en génération, et qui se transmettent au sein même d’une culture, et parfois à une autre. Les grandes révolutions (Néolithique et industrielle) sont donc le fruit d’une accumulation de techniques perfectionnées au fil des siècles, voire des millénaires. Toute civilisation est ainsi cumulative, il s’agit ensuite d’en percevoir le degré.


Un terrible paradoxe en guise de conclusion


Mais pourquoi ces révolutions se sont produites dans telles ou telles cultures et non d’en d’autres ? Après tout, la révolution néolithique aurait pu se produire à un autre endroit du globe, tout comme la révolution industrielle d’ailleurs. 


On en vient ainsi aux prémices de ce que sera le paradoxe posé par Claude Lévi-Strauss dans ce livre. Si ces révolutions ont eu lieu précisément au sein de certaines cultures, c’est parce qu’elles se trouvent au carrefour de nombreuses autres. L’ethnologue met ainsi en avant le rôle de la collaboration entre les cultures. La grande majorité d’entre elles ont des liens, des échanges avec d’autres. Et ce sont ces interactions qui permettent cette accumulation de savoir-faire.


L’Europe, à la Renaissance, se trouvait ainsi au cœur de nombreuses influences, tant passées (grecques, romaines) que contemporaines (monde arabe, anglo-saxon, asiatique, etc…). Ce sont ainsi ces nombreuses influences qui ont permis à la civilisation occidentale de progresser de manière efficace et rapide.


Et c’est ici qu’apparaît le terrible paradoxe de Lévi-Strauss : pour progresser, il faut que les sociétés soient ouvertes aux autres, à la collaboration, échangent avec d’autres. Or, cette collaboration, cette mise en commun, induit une certaine homogénéisation qui, à terme, empêchera tout nouvel apport des uns aux autres puisque tout aura déjà été transmis.


L’humanité dans son ensemble est donc tiraillée entre diversification et homogénéisation : pour survivre, les cultures doivent donc ne pas dépasser un certain stade pour ne pas perdre leur originalité, leurs particularités, tout en voulant continuer d’avancer. Tout est une question de degré et d’équilibre, en somme. Et Lévi-Strauss, d’une certaine manière, défend jusqu’à un certain point les particularismes culturels pour que les différentes sociétés puissent subsister. 


L'humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l'un tend à instaurer l'unification, tandis que l'autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification.

En 1971, de nouveau à l’initiative de l’UNESCO, Lévi-Strauss donnera une autre conférence, intitulée Race et Culture. Il s’agit d’un prolongement de ce premier travail, mais qui fit pourtant scandale : l’auteur appelle à une certaine fermeture des cultures au autres pour préserver leurs spécificités, certains y voyant une forme de renoncement à Race et Histoire.


En moins de cent pages, ce petit livre arrive à balayer d’un revers de main la grande majorité des préjugés qui sous-tendent le racisme. En bon ethnologue, Claude Lévi-Strauss recentre le débat en rejetant le concept fallacieux de race biologique pour s’attarder sur celui, bien plus pertinent, de culture. Car, au fond, dans bien des cas, le racisme exprimé repose sur une pseudo distinction entre sociétés dites « évoluées », et des sociétés définies de manière péjorative par des termes comme « archaïques » ou « primitives ». Cela étant, comment comprendre l’immense diversité de culture au regard de ce que nous, occidentaux, prenons pour du progrès ? Pour y répondre, Lévi-Strauss nous met en garde dans un premier temps contre un ethnocentrisme qui ne nous permet pas de saisir la diversité des cultures dans leur globalité, mais également contre un faux-évolutionnisme qui voudrait que chaque culture doive passer des stades identiques pour finir par converger toute de la même manière. Il en vient ensuite à interroger la notion de progrès et de hasard dans l’histoire, pour démontrer que la grande majorité des sociétés sont en réalité, par le biais des échanges qu’elles peuvent avoir entre elles, cumulatives ; nous n’en saisissons pas les degrés, pensant naïvement que les sociétés qui ne se développent pas dans le même sens que nous sont stationnaires. La clé du développement des cultures est donc la collaboration. Claude Lévi-Strauss conclut son formidable plaidoyer par un curieux paradoxe, qui est encore d’une grande actualité : pour progresser, les sociétés doivent collaborer entre elles, interagir avec les autres et donc s’ouvrir. Mais ce faisant, leurs particularités et spécificités sont mises en danger par une certaine forme d'homogénéisation. Tout est une question de degré et d’équilibre. Avec ce livre, non comptant de battre en brèche la notion de racisme, Claude Lévi-Strauss nous invite à chérir la diversité culturelle dans ce qu’elle a de meilleur. Un livre accessible qui fait du bien.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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