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Mauthausen - Iakovos Kambanellis (1963)

Ce livre, singulier et bouleversant, est une plongée effrayante au cœur de l’horreur concentrationnaire. À lire absolument.

 

Mauthausen, Iakovos Kambanellis, Albin Michel, 2020 (1965)

« C’est Mauthausen qui m’a défini comme homme, je suis encore un homme du camp. »

Iakovos Kambanellis (1922-2011), écrivain, dramaturge, et souvent considéré comme le père du théâtre grec contemporain, a été déporté à Mauthausen de 1943 à 1945. Le récit de ses années de camp et des mois qui ont suivi sa libération en mai 1945 par les Américains est paru en Grèce en 1963, la même année que La Trêve de Primo Levi en Italie et Le Grand Voyage de Jorge Semprun en France.

Par son réalisme, sa narration vive et précise, Mauthausen est un tableau hallucinant où alternent les tragiques années de camp, les souffrances endurées, l’inhumanité, la logique infernale des SS, et les mois d’après la libération dans le chaos d’un monde disloqué où tout est joie, espoir et stupéfaction de réapprendre simplement à vivre.

Témoignant autant de l’expérience personnelle de l’auteur que de celle de ses codétenus, mêlant le malheur et la folie, le grotesque et l’absurde, Eros et Thanatos, Mauthausen laisse au lecteur une intense impression d’humanité tant il exprime une expérience aux limites de l’indicible, métamorphosée en chant de résistance et de vie exceptionnel.

 

Iakovos Kambanellis (1922-2011) n’est sans doute pas le dramaturge grec le plus réputé en France. Pourtant, ce rescapé des camps de concentration a connu un succès national à partir de la seconde moitié du XXème siècle, notamment à travers sa pièce de théâtre La Cours des Miracles (1957). Considéré comme le père du théâtre contemporain grec, il écrivit une quarantaine de pièces de théâtre et s’essaya à d’autres arts, comme la musique en travaillant avec de nombreux compositeurs, mais aussi au cinéma, signant quelques scénarios et réalisant deux films (Le Canon et le Rossignol paru en 1968 par exemple). Mais si, dans cette chronique, nous allons nous intéresser à son œuvre, ce n’est pas pour nous plonger dans sa création théâtrale, mais bien plutôt pour évoquer le seul récit qu’il a publié, Mauthausen.


Ce livre est avant tout le récit d’un rescapé du camp de concentration de Mauthausen situé en Autriche. Son auteur aura mis une vingtaine d’années pour le rédiger tant se replonger dans les notes qu’il avait prises au camp durant ces années infernales aura évidemment été chose difficile, voire douloureuse pour lui. Publié en Grèce en 1963, il faudra attendre 2020 pour qu’une première traduction française paraisse en France aux éditions Albin Michel. Et le succès critique fut au rendez-vous : il se classa notamment au palmarès des « 100 livres de l'année 2020 » selon Lire-Magazine Littéraire, et remporta également le Prix du Livre étranger 2020 décerné par France Inter et le Journal du Dimanche. Des récompenses méritées tant ce livre est bouleversant et singulier.


Pour moi, si les journées à Mauthausen jusqu’au 5 mai 45 restent un cauchemar, les autres, jusqu’à notre départ, sont lumineuses et envoûtantes.

Une parole rare sur l’après-libération des camps


Peut-être qu’avant de nous plonger dans le fond de ce récit, serait-il sans doute intéressant de s’attarder le temps de quelques lignes sur la forme qu’il revêt. Car aborder sa structure, c’est déjà donner à voir sur la singularité de ce livre. En effet, Iakovos Kambanellis a pensé son récit comme l’enchâssement de deux périodes bien distinctes : d’abord ses années passées en tant que prisonnier à Mauthausen (entre 1943 et 1945), mais aussi (et surtout) les quelques mois qui suivirent la libération du camp par les Américains. C’est sans doute à travers cette parole rare que ce récit gagne en importance. Car, pour celles et ceux que cette période intéresse, ne serait-ce que par devoir de mémoire, peu de témoignages, me semble-t-il, ont détaillé ces quelques semaines qui suivirent la libération des camps de concentration.


À travers le regard et les mots simples de Iakovos Kambanellis, on découvre un aspect sans doute encore peu exploité dans la littérature concentrationnaire : la « réhabilitation » des survivants et leur « résurrection » pour reprendre un vocabulaire christique. Après la dureté de la guerre, l’horreur des camps de concentration, ces survivants doivent réapprendre à vivre. Chose ô combien difficile tant les sévices, la torture et la peur avaient eu pour effet de les déshumaniser, de les réifier même parfois. Et c’est précisément ce passage de la mort (au moins symbolique) à la vie que Kambanellis arrive à nous transmettre qui est ici émouvant.


Depuis ce matin du 5 mai, nous nous étions jetés comme de beaux diables sur notre liberté. Peut-être que la moitié du temps les fantômes se réveillaient en nous, mais pendant l’autre moitié nous nous abîmions dans le besoin vital de nous habituer au fait d’être sauvés.

Evidemment, ce jour où les Américains pénétrèrent dans un Mauthausen presque vidé de ses gardiens fut vécu par ses détenus comme une délivrance, une libération même. Comment pouvait-il en être autrement ? Des effusions de joie et des scènes de liesse apparaissent dans tout le camp. Voilà que la guerre est finie, que l’horreur prend définitivement fin. Si, au fil des jours, la vie reprend peu à peu son cours, une question commence à émerger dans toutes les têtes : quand ces anciens prisonniers pourront-ils rentrer chez eux ? Et pour certains cette interrogation est encore plus profonde : pour aller où ?


C’est ici que le témoignage de Kambanellis prend tout son sens : la force de son récit tient au fait qu’il expose avec une simplicité et une humilité rare le quotidien de ses âmes brisées durant les trois mois qui suivirent la libération du camp jusqu’à leur évacuation. Sous sa plume, nous découvrons comment ce camp de concentration, pendant longtemps synonyme de mort, reprend peu à peu vie. Les barbelés sont abattus, les chaînes brisées. Tous ces anciens prisonniers se réapproprient progressivement leur prison en y apportant des touches de vie. Leur mouvements est libre, sans aucune contrainte. Ils peuvent désormais manger à leur faim grâce au soutien des Américains. Ils jouent au football, marchent à leur guise, les femmes et les hommes peuvent désormais vivre ensemble. Leur apparence retrouve de l’intérêt, ne serait-ce que pour séduire le sexe opposé. Les cheveux repoussent, les corps cadavériques reprennent peu à peu du volume. Sur les visages des sourires reviennent.


Mais je voyais là une assemblée du peuple où intellectuels, marchands, ouvriers, riches et pauvres, réunis à égalité dans un but commun, s’étaient approprié un morceau du chaos pour le modeler à l’image de leurs rêves.

Mauthausen reprenait vie. Puisque plus rien ne leur était interdit, les prisonniers s’aventurèrent même en dehors du camp. Certains d’entre eux rendaient visite aux fermes avoisinantes pour leur prendre, parfois de force, de la nourriture et des vivres. On découvre avec Kambanellis comment les habitants avoisinant les camps avaient sciemment fermé les yeux pendant des années sur ce qui se passait réellement dans ce camp. L’auberge du village était devenue l’un des lieux privilégiés de ces anciens prisonniers avides de danses et de boissons. Pendant ces quelques semaines, le rapport de force s’était inversé : les détenus pouvant abuser parfois de leur liberté retrouvée, la vivant presque comme une fierté, et les villageois contraints, une nouvelle fois, de fermer les yeux sur certains débordements.


Au sein de Mauthausen aussi, les choses bougeaient. Les prisons étaient désormais occupées par des officiers allemands qui, parfois, subissaient toute la haine de ceux qui avaient enduré le pire pendant des années. Encore une fois, le rapport de force était inversé. De nombreux rescapés en profitaient aussi pour se recueillir après des fosses communes ou des lieux dans lesquels leurs proches avaient été tués. On notera aussi la discrimination que subit un Italien venu chercher sa femme à Mauthausen, lui qui n’avait pas été interné, qui avait vécu ces années de guerre loin de ces camps, dans la vie civile, ne pouvait comprendre ce que tous ces gens avaient enduré. Et ces derniers lui faisant bien savoir : à Mauthausen, il était l’intrus, lui qui n’avait subi aucun de tous ces terribles sévices.


Mais à Mauthausen, il était aussi temps de récolter le maximum de preuves et de témoignages. L’essentiel de ces semaines furent passées à récupérer le maximum d’informations et de documents en prévision des procès qui allaient s’ouvrir les années suivantes. Puis vint le temps de se dire au revoir. Certains rentrant dans leur pays d’origine, d’autres, essentiellement les juifs, durent attendre quelques semaines de plus avant de se rendre dans ce qui allait devenir Israël.


Mauthausen se vide, mais sa terre reste pleine de ses habitants. Ecoutons-les avant de partir.

Tenter de raconter l'indicible.


Si la grande force de ce récit réside dans la descriptions des quelques semaines qui suivirent la libération des camps, on n’oublie pas pour autant de souligner ici la façon avec laquelle Kambanellis fait revivre, à travers ses yeux et ses mots, le quotidien ignoble dans lequel les prisonniers étaient plongés. Même si les cours d’histoire nous l’ont enseigné, il est toujours aussi difficile pour un lecteur de lire les passages de tortures et d’abominations subis par ces dizaines de milliers d'êtres humains.


Certains connaissent peut-être le concept de « banalité du mal » mis en lumière par la philosophe Hannah Arendt. On est plongé ici en plein dedans. Sous la plume de Kambanellis, on voit comment des gens ordinaires ont fini par commettre des atrocités. Comme si emprisonner des gens dont le seul « crime » était leur religion, leur orientation sexuelle ou leur engagement politique, voilà que pour ces gardiens ou SS, déshumaniser devait être la seule façon de les traiter. Les anecdotes sont effrayantes : notons par exemple ici le SS qui attache deux femmes l’une à l’autre et les jette dans le fleuve pour voir si elle savait nager. Il serait bien trop long pour raconter toutes les horreurs vécues par tous ces prisonniers.


Mauthausen avait une particularité : les travaux forcés se faisaient essentiellement dans une carrière. Près de 200 marches pour y descendre (186 exactement), y casser des pierres, et les remonter sur son dos en gravissant cet escalier de la mort. Couplé à la malnutrition et la maladie, des milliers de prisonniers y périrent.


Ici, pour s’en sortir, il faut avoir une croûte de folie autour du cerveau.

Face aux humiliations, aux morts arbitraires, à la maladie et au désespoir, bon nombre de prisonniers finirent par « s’adapter » et développer ce que l’un d’entre eux appela « une croûte de folie autour du cerveau ». Se protéger pour éviter de devenir fou. Une forme de solidarité universelle s’empara d’eux : on aidait les plus fragiles, les mégots circulaient pour que le plus grand nombre puissent avoir quelques bouffées de cigarettes, certains qui avaient des postes ou un travail moins pénible en recommandaient d’autres. Survivre par tous les moyens.


Pourtant certains n’ont jamais perdu espoir, quitte à en perdre la vie. A travers le récit de Kambanellis, on comprend comment l’une des tentatives d’évasions les plus célèbres de l’Histoire vit le jour et se déroula : celle du bloc 20 en février 1945. En pleine nuit, plus de 400 prisonniers essayèrent de s’échapper de Mauthausen, lançant des matelas sur les barbelés, franchissant les nombreux murs et autres clôtures. Les SS, désarçonnaient lancèrent les recherches quelques heures après et la battue se prolongea plusieurs jours. La plupart des évadés, malnutris, à peine habillés furent retrouvés et massacrés. A peine une dizaine arrivèrent finalement à s’en sortir.


Finalement, ce livre est chargé d’histoire. Par la force des choses, Iakovos Kambanellis s’est retrouvé pris dans les rouages d’une machine démentielle qui le marqua, lui comme tous les survivants de ces camps, à vie. Grâce à son témoignage, c’est un pan des atrocités de Mauthausen qui est ici dévoilé. Émouvant, bouleversant, drôle aussi parfois, ce livre est un témoignage qui saura marquer ses lecteurs par la sincérité et l'humilité qui s'en dégagent. Et, pour beaucoup, il s’agit d’un livre à mettre aux côtés de ceux de Primo Levi et Robert Antelme.


Enfin, pour la petite histoire, sachez que Kambanellis ne retourna à Mauthausen que bien plus tard. C’est lors d’une commémoration à laquelle il était invité qu’il tendit l’oreille pour écouter la musique qui était diffusée dans le camp, devenu lieu de mémoire. Et il fut surpris de découvrir que le morceau qui avait été choisi n’était autre que la « Cantate de Mauthausen » composée par Mikis Theodorakis en 1965 et écrite par… lui-même.


Avec tant de victimes par jour, la mort n’avait plus de visage. D’ailleurs, notre visage, alors même que nous étions vivants, nous l’avions perdu.

Avec ce Mauthausen, c’est l’un des pans les plus tragiques de l’histoire qui se découvre sous nos yeux. Grâce à ce témoignage inédit en France, nous plongeons à la libération de ce camp terrible aux côtés de Iakovos Kambanellis qui nous livre, avec ses mots à la fois si simples et si précis, ses souvenirs de ces deux années passées dans ce camp de la mort. Sous sa plume, on découvre le quotidien effrayant des détenus d’un camp de concentration d’octobre 1943 à sa libération, le 5 mai 1945. Si les humiliations, la malnutrition ou encore les morts arbitraires étaient malheureusement monnaie courante dans ces camps, la grande singularité de Mauthausen résidait dans sa carrière de pierre, lui qui avait d’abord été pensé comme un camp de travail. Les prisonniers devaient ainsi descendre 186 marches pour descendre casser des pierres, et prendre le chemin inverse pour les remonter sur leur dos. Un vrai calvaire. Des dizaines de milliers de personnes périrent ainsi dans ce camp de l’horreur. Mais si ce récit de Kambanellis est particulièrement intéressant, et même émouvant, c’est parce qu’il nous dévoile une période encore mal connue de l’histoire de ce camp : les quelques semaines qui suivirent sa libération, jusqu’à l’évacuation de l’intégralité de ses prisonniers en juillet 1945. Un laps de temps qui vit Mauthausen se métamorphoser, reprendre vie. Vidé de ses gardiens, ce sont ses prisonniers qui se réapproprièrent ce lieu de mort, de tristesse et de folie. Peu à peu, pendant ces quelques semaines, les survivants reprirent goût à la vie, purent bouger, manger, s’amuser à leur guise. Ce fut aussi le temps de rassembler des preuves contre leurs bourreaux en prévision des futurs procès. C’est ce passage de l’ombre à la lumière, de la mort à la vie, que Kambanellis fait revivre sous nos yeux et qui donne à ce récit une force et une émotion incroyables. Car si la littérature concentrationnaire s’est longtemps, et à juste titre, arrêtée sur ces années de folie, avant la libération des camps, peu de livres, me semble-t-il, se sont penchés sur les quelques semaines qui ont permis aux rescapés de vivre une certaine transition entre l’enfer des camp et leur retour à la vie civile. C’est peut-être pour cette raison que ce récit est si singulier. Un ouvrage de référence à ranger, sans doute, aux côtés de ceux de Primo Levi ou de Robert Antelme par exemple.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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