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La tache - Philip Roth (2000)

Un roman aux personnages d'une profondeur et d'une densité rares. Philip Roth montre comment une injustice peut entacher la vie d'un homme.


 

La tache, Philip Roth, Folio, 2002 (2000)

«Il y a vérité et vérité. Le monde a beau être plein de gens qui se figurent vous avoir évalué au plus juste, vous ou votre voisin, ce qu'on ne sait pas est un puits sans fond. Et la vérité sur nous, une affaire sans fin. De même que les mensonges.»

 

Philip Roth (1933-2018) est sans doute l’un des écrivains américains les plus talentueux de la seconde partie du XXème siècle et du début du XXIème, souvent pressenti pour recevoir le Prix Nobel de littérature, sans toutefois l’obtenir. D’abord révélé aux yeux du monde littéraire grâce à un recueil de nouvelles, Goodbye, Colombus publié en 1959, c’est surtout Portnoy et son complexe paru dix ans plus tard qui lui vaudra une véritable notoriété. Ce roman, mettant en scène un jeune avocat juif sur le divan de son psychanalyste, lui racontant ses lubies sentimentales et sexuelles et son enfance étouffée par une mère surprotectrice, sera l’occasion pour lui de faire une satire de la petite bourgeoisie juive américaine du milieu du XXème siècle.


La suite de sa carrière se fera notamment par le biais de son double littéraire, Nathan Zuckerman, écrivain lui aussi et présent dans nombreux de ses romans. A la fin des années 1990, Philip Roth se lancera dans la rédaction de trois livres, à la veine plus historique, qui se dérouleront sous le prisme d’événements ayant marqué la deuxième moitié du XXème siècle. Il s’agit de Pastorale américaine (1997), J’ai épousé un communiste (1998) et le roman qui nous occupe ici, La tache.


Mais en Amérique, en général, ce fut l’été du marathon de la tartuferie : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; un président des Etats-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l’indignation hypocrite.

L’ironie avant tout


La tache est un roman qui se déroule en 1998 en pleine affaire Bill Clinton et Monica Lewinsky (à la Maison Blanche, Bill Clinton, alors président des Etats-Unis, a eu des relations sexuelles avec une jeune stagiaire, Monica Lewinsky). Dans une société américaine puritaine et, à certains égards, centrée sur le paraître et les apparences, Philip Roth nous offre un roman particulièrement ironique où les faux-semblants sont battus en brèche.


Ici, le double fétiche de Roth, Nathan Zuckerman, s’efface au profit de Coleman Silk et les quelques personnes qui gravitent autour de lui. Coleman Silk est un enseignant de l’université d’Athena, ancien doyen et proche de la retraite lorsque sa vie bascule. Lors d’un cours des plus banals, il s’étonne de l’absence de deux élèves les désignant sous le terme de « spooks » pouvant se traduire en français par fantôme, spectre ou zombie. Or, ce mot possède aussi une autre signification beaucoup plus problématique : en argot, il s’agit d’une insulte raciste. Et malheureusement, ne les ayant jamais vu à ses cours, il ne pouvait se douter que les deux absentéistes étaient afro-américains. Cette maladresse sonnera pour lui le début de la déchéance. Lâché par ses pairs et ses amis, il subit une vague d’acharnement à son encontre et finit par partir à la retraite prématurément. Quelques mois plus tard, sa femme mourra. Dépité, il s’isolera. Se reconstruisant dans la solitude, il débuta une relation avec une jeune de femme de ménage de trente-quatre, ce qui commencera à faire jaser…


Ayant appris que Nathan Zuckerman habitait non loin de chez lui, il lui demande d’écrire un livre sur la façon dont sa carrière s’est terminée et sur ceux qui l’ont persécuté, qui sont selon lui responsables de la mort de sa femme. C’est ainsi que les deux hommes finissent par se lier d’amitié, Nathan Zuckerman devenant de plus en plus curieux, voire fasciné, par la personnalité de cet ancien enseignant.


Depuis sa plus tendre enfance, tout ce qu’il avait voulu, c’était être libre : pas noir, pas même blanc, mais indépendant, libre. Il ne voulait insulter personne par ce choix.

L’ironie de ce livre tient au fait que cet enseignant, mis sur la touche pour racisme, est en fait lui-même noir, sa peau claire lui permettant de masquer ses origines afro-américaines. Depuis la fin de son adolescence et son retour des marines, il a caché à tout le monde cette terrible réalité pour l’époque (rappelons qu’à la fin des années 1940 les Etats-Unis avaient des lois ségrégationnistes en vigueur). Ayant vécu à de nombreuses reprises le racisme de toute une société, il saisit l’opportunité que lui offrait sa couleur de peau claire pour s’affranchir avant l’heure de ces lois discriminantes et injustes.


Comble de la mascarade, il laissa penser à tout le monde qu’il était juif : « Depuis plusieurs années déjà, Coleman laissait entendre qu’il était juif, ou ne détrompait pas ceux qui le croyaient, car il s’était aperçu qu’à la fac aussi bien que dans les cafés où il traînait, beaucoup de gens tenaient pour acquis qu’il l’était. Il l’avait appris dans la marine, il suffit de de se présenter de manière simple et cohérente pour qu’on ne vous pose pas de questions : les détails n’intéressent personne ». Non pas qu’il ait eu honte de ses origines noires, mais bien parce qu’il ne voulait pas se laisser enfermer dans des stéréotypes que sa couleur de peau engendrait.


Mais elle est tombée si bas dans l’échelle sociale, et de si haut, que son langage est tout de même sacrément hétéroclite. Elle s’est retrouvée exilée du monde qui aurait dû être le sien. Déclassée. Il y a une réelle démocratisation, dans sa souffrance.

Des personnages secondaires troublants


Tout au long de ce livre, nous est dressé le portrait d’un homme qui refusait l’hypocrisie de son monde. Beaucoup plus complexe que ce qu’il laissait entendre, Coleman Silk détonne avec ses mystères et sa personnalité haute en couleur. Mais derrière lui gravitent des personnages secondaires particulièrement bien construits et, eux aussi, dignes d’intérêt. C’est le cas notamment de Faunia.


Peu après le décès de sa femme, Silk commence une liaison avec Faunia, une jeune femme de ménage qui travaille à mi-temps à l’université qu’il a quittée. Elle a la moitié de son âge, est illettrée et détruite. Ayant quitté le domicile de sa mère à quatorze ans car son beau-père abusait d’elle, elle n’a vécu que de petits boulots avant de se marier avec un homme violent, ancien soldat au Vietnam, avec qui elle a eu deux enfants. Mais comble du malheur, ses enfants décèdent lors d’un dramatique incendie. Brisée par la vie, mais d’une force de caractère remarquable, elle finit par croiser la route d’un Coleman Silk en perdition. Leur relation, essentiellement fondée sur leurs rapports sexuels (thématique chère à Philip Roth) laisse libre court à leur indépendance mais offre au lecteur des moments de grâce. Je citerai ici la scène de la danse de Faunia peu après leurs ébats dans laquelle les dialogues (et surtout le monologue de Faunia) sont percutants et même, tout bonnement fascinants.


Enfin, en ce qui concerne les personnages, on notera également Lester Farley, l’ex mari de Faunia, vétéran du Vietnam. N’ayant jamais su réintégrer la vie civile après ses deux mobilisations, il souffre de stress post-traumatique et fera vivre à Faunia un véritable enfer. Mais le personnage de Delphine Roux est également particulièrement intéressant. Jeune professeure de français surdouée, c’est elle qui lance les hostilités contre Coleman Silk à l’université pour se faire un nom. Se fondant sur cette nouvelle « idéologie » qui commençait à l’époque à se frayer un chemin dans le monde universitaire, elle choisit de s’attaquer à Silk car il représente à ses yeux l’archétype du mâle blanc, profil type du patriarcat. Sans chercher plus loin que le « racisme » supposé qu’elle lui attribue, elle détruira une carrière.


Aujourd’hui, l’étudiant se prévaut de son incompétence comme d’un privilège. Je n’y arrive pas, c’est donc que la matière pèche. C’est surtout que pèche ce mauvais professeur qui s’obstine à l’enseigner. Il n’y a plus de critères, monsieur Zuckerman, il n’y a plus que des opinions.

Philip Roth à son sommet


Ce livre est sans doute l’un des plus iconiques de son auteur. Toujours attaché à ses thématiques de cœur (le sexe, l’hypocrisie d’un milieu, entre autres), Roth continue ici à sonder l’âme d’une époque et d’un pays. Sur fond d’affaire Clinton, qui refera surgir le puritanisme d’une société américaine fracturée, il s’attaque ici au monde universitaire et à ses dangers. Avant-gardiste sans doute, Roth met le doigt sur les dérives d’une intellectualisation à outrance et des combats nécessaires (racisme, féminisme) souvent poussés dans leurs excès. Les attaques à l’encontre de Coleman Silk se rapprochent curieusement de ce néologisme en vogue en ce moment : le wokisme. Plus édifiant encore, Roth fait dire à la sœur de Silk ce qu’il pense sans doute de l’état actuel de l’enseignement aux Etats-Unis : un niveau en dégringolade et des élèves protégés qui refusent de s’accrocher pour apprendre.


Mais si La tache représente sans doute l’un des meilleurs romans de Roth, c’est parce que la critique est partout présente sans pour autant tomber dans un moralisme pompeux. Il dissèque à la perfection l’individualisme à l’américaine, les contradictions d’une société prise entre des comportements humains et des idées qui se veulent vertueuses. A travers l’histoire de Coleman Silk, Roth nous livre une formidable ode à la vie dans ce qu’elle comporte toujours : des moments de bonheur voire d’extase, mais également des coups durs et de l’injustice. Sous la plume de Roth, la vie est faite de moments jubilatoires, mais aussi de comportements avilissants. Et ses personnages ne sont jamais jugés, Roth ne faisant que mettre en scène leur histoire.


En fin de compte, ce livre est d’une densité rare. Roth dissèque sous nos yeux ses personnages avec une épaisseur psychologique remarquable. Loin de beaucoup de livres construits autour de rebondissements et d’actions en tout genre, il prend le temps de nous faire découvrir une trajectoire de vie construite sur la volonté indéfectible de Coleman Silk d’être libre, peu importe les conséquences parfois tragiques que ses choix engendrent. Un livre brillant d’humanité.


La musique, c’est le silence réalisé comme un rêve.

Si vous êtes à la recherche d’un livre dynamique, plein d’actions et de rebondissements, passez votre chemin. La tache est un roman exigeant, particulièrement dense, parfois long, mais qui mérite pourtant qu’on s’y arrête quelques heures. On y découvrira l’histoire de Coleman Silk, injustement poussé à la retraite à la suite d’un incident d’une formidable ironie. Doté d’une volonté indéfectible d’être libre, quitte à mettre de côté tout un pan de sa vie, il perdra sa femme quelques mois après cette injustice. Comme un dernier pied de nez donné à une société puritaine et hypocrite, il entretiendra une relation avec une jeune femme d’une trentaine d’années de moins que lui. Si Coleman Silk s’avère avoir une personnalité à la fois complexe et haute en couleur, les personnages secondaires sont loin d’être inintéressants : Faunia, sa nouvelle compagne, malgré une vie brisée dès son adolescence par un beau-père abusif, révèle avoir une force de caractère implacable ; Lester Farley et Delphine Roux, l’universitaire qui mit Silk injustement en cause ne sont pas en reste non plus. A travers ce livre, Philip Roth continue à écrire sur des sujets qui lui sont chers : le sexe, le puritanisme de la société américaine, l’enfance et l’adolescence. Avec ce roman, Roth confirme qu’il est un écrivain remarquable tant ses dialogues sont ciselés à la perfection. Et les portraits psychologiques de ses personnages sont d’une densité et d’une profondeur rarement égalées. Un livre d’une justesse saisissante.



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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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