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  • Photo du rédacteurMax

Jacquou le Croquant - Eugène Le Roy (1899)

Un roman ultra-réaliste qui nous plonge au coeur du Périgord du XIXème siècle et du monde paysan. Un livre universel et intemporel sur la lutte contre les injustices.


Un roman qui donne la parole au monde paysan du XIXème siècle

 

Jacquou le Croquant, Eugène Le Roy, Le Livre de Poche, 1974 (1899)

C'est un obscur fonctionnaire de Montignac, en Dordogne - Eugène Le Roy -, qui réalisera, vingt ans après la mort de Michelet, le vœu célèbre de l'historien d'écrire un livre populaire : un livre qui s'adresse au peuple, lui raconte son histoire, exprime sa révolte à l'égard des puissants qui l'oppriment et son inquiétude face à la disparition. du monde rural et des modes de vie traditionnels. 

Dans une œuvre à la fois naïve et colorée, sombre et cruelle, Le Roy met la fiction au service de la mémoire collective. Il offre, en même temps qu'un document sur la vie rurale - symbole de toutes les souffrances paysannes dans le bas Périgord au début du XIXe siècle -, un roman d'aventures militant, dans lequel le discours sur la France de cette époque double en permanence le récit d'une révolte paysanne sous la Restauration; un conte auquel ne manquent ni les loups ni les sorcières, mais un conte politique, animé par la revendication de justice sociale et traversé par le souffle immense de l'épopée révolutionnaire.

 

Jacquou le Croquant est sans doute l’exemple même d’un genre littéraire souvent méprisé, ou du moins longtemps considéré comme mineur : le roman rustique, ou roman paysan. Popularisé par George Sand au milieu du XIXème siècle (comme avec La Petite Fadette en 1849), il connaîtra un véritable essor à la fin du XIXème siècle grâce à une nouvelle vague d’écrivains, dont  le plus célèbre, Eugène Le Roy. S’il avait déjà publié un premier roman en 1891, Le Moulin du Frau, c’est avec Jacquou le Croquant qu’il connut une certaine reconnaissance. Paru d’abord sous forme de feuilleton dans la Revue de Paris en 1899, il sera publié ensuite chez Calmann-Lévy en 1900. 


Pourquoi là-haut, tant de bonnes choses, plus que de besoin, et chez nous de mauvaises miques froides de la veille ? Dans ma tête d’enfant, la question ne se posait pas bien clairement ; mais tout de même, il me semblait qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas bien arrangé.

Cette œuvre littéraire emblématique nous plonge au cœur du Périgord rural du milieu du XIXe siècle, dévoilant une fresque sociale qui témoigne des inégalités et des luttes de cette époque. Elle présente une peinture réaliste et sans fard de la vie paysanne, dépeignant les luttes des classes populaires et donnant la parole à un milieu trop souvent délaissé. Si Eugène Le Roy a souhaité inscrire son récit dans la tradition littéraire réaliste, voire naturaliste, il a néanmoins su y apporter en toile de fond un souffle épique bienvenu (bien que trop léger sans doute). Un roman qu’on a plaisir à lire et relire tant son intrigue reste, à bien des égards, intemporelle.


Un roman qui s’inscrit dans une contexte historique indéniable


Ce roman se présente comme les mémoires d’un homme du Périgord, Jacques Ferral, dit Jacquou, fils de métayers sans le sou et victimes des infamies du comte de Nansac. Martissou, le père de Jacquou, ayant été poussé à bout, se voit contraint de tuer le régisseur de Nansac. En fuite, il sera finalement arrêté, jugé et envoyé au bagne où il mourra. Cette injustice scellera le destin de Jacquou et le début de la mécanique tragique qui le poursuivra une grande partie du roman. Il finira par prendre la tête d’une révolte paysanne pour tenter de renverser Nansac et redonner un peu de dignité à ce peuple si longtemps humilié.


On le voit, l'intrigue se déroule dans un contexte marqué par les injustices sociales et les abus des classes privilégiées. Eugène Le Roy situe le début de son roman aux alentours de 1815, quelques décennies à peine après la Révolution, pour concentrer l’essentiel du récit vers 1830. Républicain convaincu et homme de gauche, l’auteur construit donc son roman autour de l’une de ses idées militantes : la fin de la noblesse, voire du clergé traditionaliste. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des personnages les plus admirables du récit n’est autre que le curé Bonal, prêtre sympathisant de la révolution dont les positions lui causeront du tort. 


Tout ce qui est entre les mains des hommes est incertain ; mais le mieux est d’espérer jusqu’à la fin.

À travers Jacquou le Croquant, le lecteur ne peut que ressentir tout l’amour et l’adoration que porte l’auteur pour ses personnages et la région qu’il dépeint ainsi. En situant son récit au coeur de la forêt du Périgord (région qu’il connaît parfaitement puisqu’il y a été percepteur), il choisit de mettre en scène une terre qui faisait partie, en 1815-1830, de la « France sous-développée » : particulièrement pauvre, à grande majorité paysanne et presque totalement illettrée. Pourtant, cette passion qu’a Eugène Le Roy pour la petite paysannerie se situe aux confins de l’idéalisation : que ce soit Jacquou, la Bertille  ou tout autre paysan que le lecteur rencontre au fil des pages, rares sont ceux qui sont fondamentalement mauvais. L’extrême pauvreté et la souffrance qu’ils vivent au quotidien leur donnent, aux yeux d’Eugène Le Roy, un intérêt et une valeur sans égale.


Ce livre représente aussi le témoignage d’un nouveau courant, à la fois régionaliste et social, au sein du roman rustique. À la frontière du naturalisme et du réalisme, il donne la parole au monde paysan, trop souvent ignoré ou marginalisé dans les romans populaires du XIXème siècle. Mais cet intérêt soudain pour cette classe sociale n’est pas totalement anodin : il s’insère aussi dans une société dans laquelle, surtout depuis l’avènement de la Troisième République, le monde politique s’intéresse à la campagne dans la mesure où il représente un vivier conséquent de votes potentiels. Longtemps ignoré par le monde artistique, le milieu paysan devient ainsi peu à peu l’objet d’un nombre croissant d'œuvres littéraires (comme celle de Zola en 1887, La Terre). En parallèle, la fin du XIXème siècle est aussi traversée par un fort courant régionaliste qui s’étend, là aussi, dans le monde littéraire. À bien des égards, Eugène Le Roy est donc représentatif de son époque.


Un récit intemporel et universel


Nous l’avons dit, Jacquou le Croquant se présente comme les mémoires d’un homme pauvre du Périgord. Le récit se concentre principalement sur deux moments particulièrement importants de sa vie : la période durant laquelle le malheur s’abat sur sa famille (vers 1815) et qui sera à l’origine de toute la haine que le jeune Jacquou (il a alors sept ou huit ans) nourrira à l’encontre des Nansac, cela malgré son adoption par le curé Bonal ; puis l’époque où il entre dans l’âge adulte, époque de ses premiers amours et de sa révolte.


Et, en m’en allant, je passai près d’une tombe brisée par le temps, rongée par les pluies, le soleil et les gelées d’hiver, effritée, réduite en gravats, prête à disparaître, et je me dis combien c’était chose vaine que de chercher à perpétuer la mémoire des morts. La pierre dure plus longtemps qu’une croix de bois, mais le temps, qui détruit tout, la détruit aussi ; et puis, que fait cela à celui qui est dessous ?

Dans la veine des grands romans réalistes du XIXème siècle, le style d'Eugène Le Roy se caractérise par une finesse d'observation et une maîtrise narrative qui donnent vie aux personnages et à leur environnement. On ne peut que saluer la manière dont il décrit les paysages périgourdins, la forêt Barade, et les villes comme Périgueux. Mais ce qui est le plus frappant sans doute, c’est la précision du détail qu’apporte Eugène Le Roy dans la description des coutumes et des conditions de vie du monde paysan de l’époque. Le moindre objet, le moindre labeur, le moindre ustensile trouve sous la plume de Le Roy son nom exact. Les expressions, les mots désormais inusités retrouve dans ce roman toute leur noblesse. 


Si, au fil des pages, les nombreuses notes et la langue parfois austère peuvent alourdir le récit, le lecteur finit par se projeter dans une époque révolue, dont les thématiques traitées n’en restent pas moins particulièrement actuelles : l’amour, la dignité des droits humains, l’identité. Car à travers les péripéties de Jacquou, se sont les grands enjeux du XIXème siècle qui sont mis sur le devant de la scène : les inégalités sociales, la lutte des classes et la place du monde paysan à l’aube de l’industrialisation.


Poussé au mal, je n’étais pas le seul coupable.

On le voit Jacquou incarne la résistance paysanne face aux oppressions et aux injustices du comte de Nansac. Orphelin, il subit les affres de la misère et de l'exploitation, nourrissant de fait un sentiment de revanche et de justice inépuisable. Par sa bonhomie propre aux gens du Périgord, par sa façon de parler si caractéristique (on notera ici l’effort fait par Le Roy pour traduire le mieux possible certains mots ou expressions incompréhensibles aujourd’hui), Jacquou est devenu l’emblème de la révolte paysanne dans ce qu’elle a de plus spontanée, de plus humaine, et de plus juste peut-être. Et c’est précisément parce que Jacquou incarne le héros banal, généreux, universel en somme somme, qu’il en devient intemporel.


En dernière analyse, ce livre d’inspiration réaliste représente également l'enchevêtrement d’un destin personnel dans une identité plus collective. Car Jacquou le Croquant, c’est avant tout l’histoire d’un homme qui se remémore son parcours et sa vie au sein d’un monde paysan et d’une terre sur laquelle il a vécu plus de quatre-vingt dix ans. De fait, l’ultra-réalisme qui caractérise ce livre peut être par moment déceptif : la révolte et le renversement des Nansac ne prennent, au fond, que quelques pages et s’intègrent dans un récit beaucoup plus long qu’est la vie de Jacquou. On aurait peut-être aimé un souffle plus épique, plus romanesque, qui aurait permis de mettre plus amplement en valeur ce soulèvement de toute une terre contre la tyrannie de son oppresseur. Cela étant, l’universalité de ce récit et la grande empathie que l’on ressent pour ce monde aujourd’hui révolu finissent par prendre le pas sur ces (quelques) lacunes et longueurs pour ne laisser, finalement, que l’agréable sensation d’avoir lu un immense récit.


Je tâchais de relever ces pauvres gens courbés sous cette tyrannie humiliante, de leur faire sentir qu’ils étaient des hommes pourtant, et qu’ils seraient débarrassés de ce brigand, le jour où ils auraient le courage de lui résister et de prendre leur fourche. 

Jacquou le Croquant nous plonge dans le Périgord du XIXe siècle aux côtés de Jacques Ferral, dit Jacquou, fils de métayers opprimés par le comte de Nansac. Le père de Jacquou, Martissou, contraint de tuer un régisseur, est condamné au bagne, scellant ainsi le destin singulier de son fils. Eugène Le Roy, homme de gauche et républicain convaincu, appartient au courant régionaliste et social du XIXe siècle, et redonne ainsi par le biais de Jacquou la voix à la classe paysanne, trop souvent négligée. S’inscrivant dans la veine réaliste de son siècle, Le Roy fait montre ici d’une observation fine de monde paysan tant il s’attache à décrire avec un amour du détail (parfois lourd) les mœurs et coutumes de la paysannerie de l'époque. Si cet ultra-réalisme nous permet une immersion complète dans le Périgord du XIXème siècle, il bride aussi parfois le souffle épique et romanesque que ce roman aurait pu transmettre : le soulèvement des paysans n’est traité qu’en quelques pages seulement. Mais au fond, cette révolte contre les Nansac n’est peut-être qu’un prétexte pour aborder des thématiques beaucoup plus larges que la fin du XIXème siècle affectionnait particulièrement : la quête d’identité territoriale et nationale, le respect des droits humains et la dignité du monde paysan, lui qui à l’aube de l’industrialisation allait bientôt disparaître. Et c’est précisément grâce à ces sujets que le récit de Jacquou n’en devient que plus universel et intemporel : on aura toujours besoin d’un Jacquou pour défendre nos droits les plus élémentaires et lutter contre les injustices de ce monde. Un grand récit, qu’on se plaît à lire et relire au fil des années.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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