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Buveurs de vent, Franck Bouysse (2020)

D’une noirceur qui ne laisse que peu de place à l’espoir, d’une écriture somptueuse et poétique, Franck Bouysse nous livre un roman singulier et déconcertant.


 

Buveurs de vent, Franck Bouysse, Editions Albin Michel, 2020

Ils sont quatre, nés au Gour Noir, cette vallée coupée du monde, perdue au milieu des montagnes. Ils sont quatre, frères et sœur, soudés par un indéfectible lien.

Marc d’abord, qui ne cesse de lire en cachette.

Matthieu, qui entend penser les arbres.

Puis Mabel, à la beauté sauvage.

Et Luc, l’enfant tragique, qui sait parler aux grenouilles, aux cerfs et aux oiseaux, et caresse le rêve d’être un jour l’un des leurs.

Tous travaillent, comme leur père, leur grand-père avant eux et la ville entière, pour le propriétaire de la centrale, des carrières et du barrage, Joyce le tyran, l’animal à sang froid…

Dans une langue somptueuse et magnétique, Franck Bouysse, l’auteur de Né d’aucune femme, nous emporte au cœur de la légende du Gour Noir, et signe un roman aux allures de parabole sur la puissance de la nature et la promesse de l’insoumission.

 

Il semble bien difficile de catégoriser les récits de Franck Bouysse. Et sans doute celui-ci en particulier. Après l’énorme succès critique et commercial de son Né d’aucune femme (2019), prix des libraires 2019 entre autres, il revient avec Buveurs de vent. Entre roman noir, western contemporain, récit initiatique et conte paysan, l’auteur offre un roman inclassable d’une très grande profondeur. Et c’est parce qu’il est impossible de le mettre dans une case bien déterminée que ce livre est particulièrement puissant : en sortant des sentiers battus, il nous plonge dans l’inconnu, faisant de sa lecture une expérience étrangement désarçonnante.


Là-bas était si peu chez eux, qu’ils avaient fait d’ici leur royaume.

Tout d’abord, de quoi s’agit-il exactement ? Ici, Franck Bouysse décide de focaliser son attention sur une fratrie composée de trois frères et d’une sœur vivants dans le Gour Noir, une vallée isolée dirigée d’une main de fer par le tyran du coin, Joyce. Ce dernier possède absolument tout : le barrage qui façonne de son ombre toute la vallée, la centrale électrique qui alimente de ses câbles l’ensemble des habitations, mais aussi la carrière dans laquelle travaille deux des adolescents. De ce fait, tout le monde s’échine pour Joyce, tout le monde dépend de lui. Et lui sait absolument tout, contrôle toute la vie de la vallée. Le “sheriff” de la ville est à sa botte, tout comme Double et Snake, un géant et un nain dont la mission consiste à remonter à leur chef la moindre information utile. On a donc dans ce roman toute une galerie de personnages écrasés par la soumission, la peur et le désespoir.


Si les quatre adolescents sont le cœur battant de ce livre, c’est avant tout la jeune fille, Mabel, qui attire l’attention du lecteur. Peut-être parce qu’elle est la plus libre, la seule qui ose véritablement rêver, s’élever contre la chape de plomb qui asphyxie tous les habitants de la vallée. Si sa personnalité est éminemment attachante de par sa volonté indéfectible de liberté, elle commettra néanmoins un acte incestueux qui sera à l’origine, directement ou indirectement, de toutes les péripéties qui émailleront le reste de ce récit. Et ce que sous-entend pareille scène est assez dérangeant, me semble-t-il. Comme si pour se libérer du joug oppressant du carcan familial et de la tyrannie exercée par Joyce, il fallait absolument passer par un acte moralement reprochable.


Ils inspiraient très fort et buvaient le vent qui montait de la vallée, le recrachant en relents de tempête sous leurs crânes d’enfants.

Cette émancipation, aussi perturbante soit-elle, est comme une grenade dégoupillée qui explosera en plein milieu du Gour Noir ; ses dégâts ravageront le quotidien de toutes ces âmes en peine qui y survivaient. A l’image d’un virus, Mabel transmettra sa soif de liberté à tous ceux qui l’approcheront. Ses frères ont bien eux aussi les germes d’un tel affranchissement, chacun ayant ses propres rêves (les livres, la nature, un trésor), et ces scènes où ils se suspendent tous les quatre au viaduc à l’aide d’une corde pour ressentir les vibrations du train qui passe en sont les témoins, mais c’est bien leur sœur qui, d’une certaine manière, les désinhibera. D’ailleurs, cette transmission fraternelle est au cœur de la construction même de ce roman puisque, si dans le premier tiers du roman Mabel prend une place importante, dans le reste du livre, elle s’effacera au profit de ses frères et, plus globalement, de ceux qui la côtoient.


Pour en revenir aux différents personnages qui émaillent ce livre de leur détresse, il me semble, et c’est tout à fait subjectif, qu’ils se rapprochent d’une certaine manière de ceux d’un conte. Sans être totalement stéréotypés ou caricaturaux, tous ont une personnalité bien délimitée. Certains ont même un arc narratif plutôt en grande partie superficiel. A l’image de Joyce qui est sans l’ombre d’un doute l’archétype du tyran, d’un Snake au comportement plus qu’étrange, ou d’un Gobbo bien mystérieux, qui le restera jusqu’aux toutes dernières pages, la plupart des personnages ne deviennent véritablement intéressants qu’à partir du dernier quart du livre. D’autres, et notamment Julie Blanche, sont particulièrement intéressants mais semblent sous-exploités. Finalement, les protagonistes les plus fouillés sont surtout les quatre adolescents et leur grand-père.


S’inventer un destin ne lui suffisait plus depuis longtemps, depuis qu’il avait compris que raconter des histoires aux autres, c’était d’abord s’en raconter à soi-même.

Une fois que ces éléments de l’intrigue ont été évoqués, que reste-t-il de ce roman ? Beaucoup de choses à vrai dire. Une écriture, d’abord. On le sent à chacune des pages, chaque phrase est pensée, construite et transpire l’amour indéfectible de l’auteur pour les mots. Il en joue, surjoue parfois, mais son style est extrêmement travaillé, et se laisse porter par les figures du style qui peuplent à foison son récit. En fin de compte, l’écriture de Franck Bouysse est un écriture intensément imagée. Occasionnellement à l’excès, et il n’hésite pas à aller au bout des images qu’il évoque, quitte à accumuler des phrases interminables, à forcer le trait. Pourtant, cela fonctionne la plupart du temps à merveille. On se laisse bercer par son rythme et charmer par son écriture qui, d’une certaine manière, est totale.


Alors, oui, ce roman présente quelques limites tant sur le plan de l’intrigue, peut-être inachevée, le dénouement arrivant un peu trop abruptement, que sur son style, parfois lourd. Pourtant, la grande force de ce livre est de réussir à nous plonger, nous lecteurs, dans une histoire tout de même puissante avec certains personnages tout aussi forts. Buveurs de vent est un roman d'ambiance, à l’atmosphère pesante, angoissante, unique presque me semble-t-il. Malgré tous les griefs que l’on pourrait y voir, on se laisse entraîner sans broncher dans ce Gour Noir ; on en oublie les faiblesses de ce livre pour vivre dans cette vallée aux côtés de Marc, Matthieu, Luc, Elie et surtout Mabel.


La beauté est une humaine conception. Seule la grâce peut traduire le divin. La beauté peut s’expliquer par la grâce. La beauté parade sur la terre ferme, la grâce flotte dans l’air, invisible. La grâce est un sacrement, la beauté, le simple couronnement d’un règne passager.

Avec Buveurs de Vent, Franck Bouysse signe un roman d’ambiance inclassable où se mêlent nature, noirceur, désespoir, mais aussi amour et liberté. Entre roman noir, western, conte paysan et récit initiatique, l’auteur dresse le portrait d’une fratrie asphyxiée par un carcan familial oppressant et la tyrannie d’un despote souvent invisible. Si l’intrigue comporte quelques faiblesses notables (un dénouement abrupt, quelques personnages caricaturaux), l’écriture de Franck Bouysse arrive à nous happer avec lui et cette famille au fond de la vallée du Gour Noir. Il est difficile de ne pas être charmé par son écriture poétique, ensorcelante, et extrêmement imagée. Finalement, la grande force de ce roman réside dans sa très grande originalité, à la frontière entre plusieurs genres, et rendant de ce fait sa lecture incroyablement captivante.


Ce n'est pas parce que je ne dis rien que je n'ai pas envie de parler.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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