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Numéro Zéro, Umberto Eco (2015)

Sous ses faux airs de polar, un roman particulièrement sarcastique sur le monde médiatique et sur le traitement de l'information.

Un livre sur le monde des médias et le traitement de l'information
 

Numéro Zéro, Umberto Eco, Le livre de poche, 2016, (2015)

En 1992, à Milan, six journalistes sont embauchés pour créer un nouveau quotidien qu’on leur promet dédié à la recherche de la vérité. Ils fouillent dans le passé pour composer leur « numéro zéro », et c’est le présent qui leur saute au visage… « L’ombre de Mussolini, donné pour mort, domine tous les événements italiens depuis 1945 » : est-ce là le délire d’un journaliste d’investigation paranoïaque ? Alors, pourquoi le retrouve-t-on assassiné ? Attentats, tentatives de coup d’État, empoisonnements, complots, stratégie de la manipulation, de la désinformation et de la tension : quand tout est vrai, où est le faux ?

 

Dernier roman d’Umberto Eco, écrivain italien décédé en 2016 et auteur du célèbre Le Nom de la Rose (1980) dont le film avec Sean Connery est tiré ou encore du Pendule de Foucault (1988), ce livre nous plonge dans les affres du journalisme et des médias en général. Présenté comme un pamphlet contre le monde médiatique, il permet surtout à l‘auteur de s’attaquer aux théories du complot et au traitement de l’information par nos sociétés contemporaines. Car si les médias se veulent souvent être les parangons du journalisme indépendant, les chercheurs indéfectibles de la vérité, il n’en demeure pas moins que la façon dont ils nous présentent l’information reste, d’une manière ou d’une autre, biaisée et intéressée.


Simei n’est sans doute pas un grand journaliste, avais-je pensé, mais dans son genre, c’est un génie. Et il m’est venu à l’esprit le mot attribué à un chef d’orchestre, une vraie langue de vipère, à propos d’un musicien : « Dans son genre, c’est un dieu. C’est son genre qui est de la merde. »

Attardons nous d’abord sur le récit en tant que tel. Avril 1992. Colonna, écrivain cinquantenaire raté, se voit recruté par Simei, un journaliste, pour écrire un livre à son sujet. En effet, ce dernier a lui-même était mobilisé par un riche homme d’affaires, le Commandeur, pour créer un journal. Même si ses motivations semblent un peu obscures, l’objectif est clair : Simei doit créer une équipe de quelques journalistes pour mettre sur pied douze premiers numéros de ce journal, le fameux numéro zéro, qui même si cela ne lui est jamais spécifié, ne sera jamais publié. Simei le devine : le Commandeur s’en servira pour faire pression sur quelques personnes afin d’intégrer les hautes sphères italiennes pour ensuite laisser tomber le journal ; car en effet, quoi de mieux que d’avoir un média à sa botte pour choisir de publier, ou non, des informations gênantes, ou de le faire croire…


Simei choisit donc d’engager Colonna en parallèle pour réécrire son histoire. En effet, bien qu’il connaisse exactement la volonté du Commandeur et qu’il sache que son journal ne verra jamais le jour, il refuse de se laisser manipuler par l’homme d’affaires. C’est ainsi que, grâce au livre de Colonna, il souhaite être présenté comme un journaliste indépendant qui a vu son journal empêché de publier à cause de manigances plus que louches. Colonna va donc participer à la vie de la rédaction de ce curieux journal. Parmi ses nouveaux collègues, Maia, une jeune journaliste placardée pour traiter toutes les rumeurs sur les célébrités, et Braggadocio, adeptes des théories du complot en tout genre, dont une concernant Mussolini en personne… Si ce dernier semble pour le moins “perché”, il finira par se faire assassiner…


Voilà pour la trame principale. Sans en révéler la fin, ce livre dissimule en effet sous ses faux airs de polar une critique particulièrement sarcastique du monde médiatique. Au fond, l’assassinat du pauvre Braggadocio est secondaire, l’essentiel du livre se concentre sur le journal lui-même.


Les journaux ne sont pas faits pour diffuser mais pour couvrir les nouvelles. Le fait X se produit, on ne peut pas ne pas en parler, ça embarrasse trop de gens, alors dans ce même numéro, on met des gros titres à faire dresser les cheveux sur la tête, une mère égorge ses quatre enfants, notre épargne sera réduite en cendres, découverte d’une lettre d’insultes de Garibaldi à Nino Bixio, et ainsi de suite, la nouvelle se noie dans la grande mer de l’information.

Et c’est précisément en se focalisant sur la vie de la rédaction que ce Numéro Zéro est le plus percutant. Au fil des pages, on se rend compte que ce livre n’est en réalité qu’une drôle de satire du journalisme. Comme dans toute bonne entreprise qui se respecte, le marketing a toute sa place. Et quoi de mieux, lorsqu’on monte un journal, de définir la cible de lecteurs à laquelle on s’adresse ? « Il est toujours utile d’assigner un âge à ses propres lecteurs : les nôtres devraient avoir plus de cinquante ans, être de bons et honnêtes bourgeois partisans de la loi et de l’ordre, mais friands de cancans et de révélations sur les désordres en tout genre ».


Ce faisant, l’information devra être orientée et sélectionnée pour satisfaire cette noble population qui achètera ce fameux journal. Ainsi, par exemple, ne parlons pas d’écologie, Simei est formel : « Vous voulez remettre en question le gazoduc, le pétrole, notre industrie sidérurgique ? On n’est quand même pas le journal des Verts. Nos lecteurs doivent être rassurés, pas alarmés ». Finalement, en voyant comme tous les sujets véritablement pertinents sont balayés pour ne froisser personne, ni le grand patron, ni les lecteurs, ni même parfois la pègre, le lecteur a l’étrange sensation que le journal n’évoquera en définitive que des informations particulièrement futiles et affligeantes.


S’il ne nous est pas donné à lire, on peut néanmoins se faire une idée assez précise de ce que ce Numéro Zéro contiendra : scandales people, horoscopes bateaux, courriers du cœur, investigations de bas étages, du sensationnel mais aucune enquêtes de fond. Le degré zéro de l’information. Mais c’est parfait, tout le monde est content. En définitive, ce livre est sans doute plus proche de la réalité que ce que son ironie laisserait à penser…


L’insinuation efficace est celle qui relate des faits en soi dénués de valeur, mais non sujets à démentis parce que vrais.

Lors des fameux “brainstorming” des journalistes de la rédaction, Simei comme Colonna en viennent à donner toutes sortes de conseils pour faire passer un message sans véritablement le donner. Pour cela, Umberto Eco est diablement efficace : il déconstruit tout le discours médiatique pour révéler à ses lecteurs tous les subterfuges que les journalistes utilisent pour arriver à leur fin. Finalement, on en vient à se dire que tout traitement de l’information ne peut jamais être objectif, qu’il est forcément intéressé, et que la manipulation n’est jamais bien loin du média. Il y a toujours un point de vue qui se cache derrière un billet ou un article. L’information en devient déformée, que ce soit volontaire ou non d’ailleurs. Vrai ou faux, quand tout se mêle, quand l'à-peu-près devient la règle, tous les discours complotistes sont alors possibles. Et c’est dans ce travers que tombe le fameux Braggadocio…


Comme à chaque fois avec Eco ou presque, la question du faux est traitée dans son livre. Que ce soit à travers le prisme de la manipulation ou de la désinformation, il aborde ici le thème des Fakes News et celui des liens parfois pervers que les médias tissent avec leurs lecteurs et le monde du pouvoir. Mais s’il se présente comme un livre sur les théories du complot, il déconstruit les raisonnements qui y conduisent. Il montre comment, rétrospectivement, on donne du sens à ce qui initialement n’en a pas. Et, d’approximations en approximations, d’hypothèses en hypothèses, on finit par penser, comme Braggadocio, qu’on vit dans un monde où règne le faux.


Nous vivons dans le mensonge et, si tu sais qu'on te ment, tu dois vivre dans le soupçon. Moi j’ai des soupçons, j’ai toujours des soupçons.

Si ce livre présente un intérêt évident, et si la face sombre du journalisme qui nous est présentée est souvent amusante, il n’en reste pas moins qu’il n’est sans doute pas le meilleur roman d’Umberto Eco. D’abord, le contexte de création du journal m’a semblé assez confus, et la présentation de Simei à Colonna sur les circonstances de son recrutement ne m’a pas semblé suffisamment claire. Néanmoins, si ces petites nuances que j’apporte peuvent être facilement dépassées, toutes les références sur l’Italie, sur son histoire et sur son actualité rendent certains passages de ce livre plus problématique. En effet, Umberto Eco a choisi d’écrire un livre très italo-centré, qui rend de ce fait sa lecture plus exigeante et obscure quand on est un petit français comme moi. Par exemple, tout le délire de Braggadocio sur Mussolini doit sembler pour un italien particulièrement pertinent, mais, en ce qui me concerne, les pérégrinations complotistes de ce journaliste n’ont pas vraiment fait mouche.


Qui n’a pas de souvenirs propres les trouve dans l’art.

Avec le dernier roman qu’il a écrit, Numéro Zéro, Umberto Eco a choisi de se pencher sur le journalisme et les médias, et plus particulièrement sur leur traitement de l’information. De manière ironique et satirique, il nous dépeint un milieu ou la désinformation, les intérêts et la manipulation sont monnaie courante. Avec beaucoup de justesse, il nous offre le point de vue de Colonna, un personnage principal blasé et désabusé qui essaie tant bien que mal de sortir sans encombres de ce monde où le faux règne en maître. A force de vouloir plaire à tout le monde, ou du moins de ne jamais vouloir s’attirer d’ennuis, à force d’insinuer plus que d’affirmer ou de prouver, on finit par n’évoquer que des informations futiles et affligeantes. Mais il y a pire. D’approximations en approximations, d’hypothèses en hypothèses, l’à-peu-près finit par devenir la règle, tout se mélange. Et c’est parce que le vrai et le faux en viennent à ne faire qu’un que tous les discours complotistes finissent par s’imposer… Un roman d’une grande pertinence, donc. Néanmoins, étant particulièrement italo-centré, ce livre déborde de références sur l’histoire italienne et sur son actualité, ce qui rend sa lecture parfois difficile. Il s’agit donc d’un roman qui, malgré certains défauts, éclaire de sa pertinence et de sa justesse nos sociétés de l’information.


La peur de mourir donne du souffle aux souvenirs.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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