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Le Tiers Livre, François Rabelais (1546)

A la fois drôle, transgressif et rempli d'érudition, Rabelais nous rappelle qu'il est l'un des fondateurs de la littérature française.



 

Le Tiers Livre, François Rabelais, Le livre de Poche, 1665 (1546)

« PANURGE. Me mariray-je ? -TROUILLOGAN. Je n'y estois pas. -PANURGE. Je ne me mariray doncques poinct. -TROUILLOGAN. Je n'en peu mais. » On pourrait croire le Tiers Livre pédant si l'érudition qui l'encombre ne faisait mesurer les limites de la science. Anxieux et agile, Panurge le traverse pour n'en retenir qu'une bouteille vide. Livre du ressassement et de l'approfondissement, ce troisième roman de Rabelais est comme une pause philosophique. Décidé à se marier mais résolu à n'être pas cocu, Panurge prétend savoir d'abord des devins et des doctes le sort futur de son entreprise. Joyeuse méditation sur la volonté, sur son risque nécessaire, sur le risque nécessaire de l'interprétation, le Tiers Livre, à la recherche du mot de la bouteille, inscrit le savoir, et la sagesse, entre deux folies.

 

Si le nom de Rabelais a traversé les siècles pour arriver jusqu’à nous, c’est parce qu’il est sans doute le père de la littérature française, le précurseur du roman moderne. Chateaubriand, d’ailleurs, dans ses Mémoires d’Outre-tombe, aura cette petite phrase à son égard : “Rabelais a créé les lettres françaises”. A travers notamment son Pantagruel (1532) et son Gargantua (1534), cet écrivain qui est à la fois moine, penseur humaniste et médecin sera à l’origine d’une forme de roman novateur, qui mêlera plusieurs genres : le fantastique (Gargantua le père et Pantagruel le fils sont avant tout des géants), la satire, le roman d’aventure, de chevalerie, mais aussi celui d’actualité, plus réflexif, plus riche également. Bref, le roman rabelaisien est tout cela est bien plus encore. Mais ici, nous nous pencherons plus particulièrement sur son troisième roman, le Tiers Livre.


“Mais si (dist Panurge) ma femme me faisoit coqu, comme vous sçavez qu’il en est grande année, ce seroit assez pour me faire trepasser hors les gonds de patience. J’ayme bien les coquz, et me semblent gens de bien, et les hante volontiers : mais pour mourir je ne le vouldroys estre.”

De quoi s’agit-il donc exactement ? Si Pantagruel est l’un des protagonistes de ce livre, il n’en est pas néanmoins le personnage central ; l’intrigue repose ici sur Panurge, grand ami du géant. En effet, l’histoire se passe peu après les événements du Pantagruel, une fois la paix revenue dans le royaume. Panurge se hâte de dilapider les revenus de sa châtellerie, et s’en justifie en prononçant son célèbre éloge des dettes, apologie des dettes au nom du régime universel des échanges qui règle la vie du monde. Mais vient ensuite la grande initiative qu’il a prise : “Je me veulx marier”. Cependant, si cette volonté est sincère, une inquiétude le taraude : s’il se marie, sera-t-il cocu ? Sa femme le trompera-t-elle ? Ne sachant évidemment pas ce que l’avenir lui réserve, il décide, en compagnie de Pantagruel, frère Jan et d’autres, de s’en remettre à toutes sortes de sciences divinatoires, plus ou moins étrange et occultes, comme la bibliomancie (l’art de lire l’avenir dans les livres) ou encore l’oniromancie (la pratique divinatoire des rêves) pour n’en citer que certaines. Ne trouvant aucune réponse qui puisse le satisfaire, il choisit de consulter une série de personnages réputés de bon conseil. C’est ainsi qu’il interroge la sibylle de Panzoust (une sorte de sorcière), puis un homme à la fois muet et sourd, un vieux poète, l’astrologue Her Trippa, un théologien, le philosophe Trouillogan, le fou Triboulet, le juriste Bridoye… Mais chacun de ses échanges plonge le pauvre Panurge dans une plus grande perplexité et le rend encore plus indécis…


C’est ainsi que la problématique du mariage se retrouve au cœur de ce roman. A travers ce livre, Rabelais, qui témoigne d’une attention toute particulière à l’actualité de son époque, se fait l’écho des débats médicaux, moraux et religieux qui s’y déroulent. Même s’il semble avoir une attitude rétrograde en condamnant les mariages clandestins, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas été approuvés par les parents des deux époux, il semble difficile de voir une position définitive de l’auteur sur la question tant l’ironie et l’humour jalonnent une grande partie des pages du Tiers Livre. Néanmoins, si le mariage est la thématique principale du livre, on ne peut nier que derrière elle se cache la problématique du statut de la femme. Certains personnages auront des propos misogynes, très antiféministes, bien évidemment condamnables, mais qui malheureusement sont le reflets de la pensée dominante de l’époque : “Quand je diz femme, je diz un sexe tant fragil, tant variable, tant muable, tant inconstant et imperfaict que Nature me semble (parlant en tout honneur et reverence) s’estre esguarée de ce bon sens par lequel elle avoit creé et formé toutes choses, quand elle a basty la femme.” A la lecture de cette phrase, comment ne pouvons-nous pas voir une preuve de la misogynie de Rabelais ? Malheureusement, l’univers rabelaisien est un univers d’hommes, où les femmes n’ont que peu de place et, si elles viennent à en avoir, ce n’est que pour être au service des hommes.


Cependant, et si cette position est évidemment condamnable, devons-nous pour autant ne pas lire l'œuvre de Rabelais ? Pour ma part, je ne pense pas ; ce serait anachronique que de censurer un livre vieux de cinq cents ans au nom de valeurs, aussi justes soient-elles, qui prédominent aujourd’hui. D’autant plus que tous les hommes présents dans ce livre, et avec eux leurs croyances et leurs postures, tous sont tournés en dérision. Lisons-le avec le recul et l’intelligence qu’il convient, et tâchons de voir en quoi Le Tiers Livre et son auteur Rabelais nous parle même encore aujourd’hui.


“Et si au patron de ce fascheux et chagrin monde rien ne prestant, vous figurez l’autre petit monde, qui est l’home, vous y trouverez un terrible tintamarre.”

Qu’est-ce qui fait toute l’importance de Rabelais dans la littérature française ? D’abord, c’est parce qu’il représente paradoxalement une forme de continuité et de rupture entre deux époques : celle du Moyen-Âge et celle de la Renaissance. Si, et nous l’avons dit, Rabelais est peut-être avant tout un humaniste, courant culturel et philosophique propre à la Renaissance, il convient de préciser d’une part, que Rabelais se tourne énormément vers le Moyen-Âge en adoptant une attitude critique à l’égard des traditions qui y avaient cours et, d’autre part, utilise les codes romanesques de cette époque tout en s’en détachant.


En ce sens, en se tournant vers le Moyen-Âge pour mieux s’en écarter, Rabelais préfigure toute la période de la Renaissance, période qui, on le sait, sera une redécouverte des auteurs de l’Antiquité. Car en effet, Rabelais use et abuse des références antiques dans ces livres, et particulièrement dans Le Tiers Livre. Par ce biais, il veut réconcilier la pensée païenne avec la pensée chrétienne, et cette réconciliation passe par la langue, le langage.


Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le langage rabelaisien est d'une grande originalité. Bien qu'il suscite encore pour le lecteur un grand intérêt, il reste néanmoins que certaines formules, certains passages sont aujourd’hui incompréhensibles et profondément nébuleux. Toute l’érudition dont fait preuve Rabelais nous perd parfois et nous laisse souvent perplexes. D’une part, parce que nous n’avons plus aujourd’hui une aussi grande connaissance des textes et mythes antiques pour apprécier pleinement ses écrits et, d’autre part parce que nous n’avons plus les codes pour déchiffrer ses références. Cinq siècles plus tard, le sens de certains passages est perdu et le restera probablement.


“Nature me semble non sans cause nous avoir formé aureilles ouvertes, n’y appousant porte ne clousture aulcune, comme a faict es oeilz, langue et aultres issues du corps.”


Néanmoins, le langage rabelaisien est drôle, coriace, amusant et parfois déconcertant. En effet, Rabelais mêle à bon nombre de reprises des langues anciennes, tels que le grec ou le latin, avec cet ancien français qui lui est propre pour mieux s’en amuser. Pour y parvenir, il amalgame, il transpose, il symbolise, il traduit, il a recours à bon nombre de latinismes, il renvoie à l’actualité de son époque, bref il crée une langue extrêmement vivante et, même encore aujourd’hui, d’une grande fraîcheur. L’exotisme, l’originalité et la sonorité de cet ancien français rabelaisien sont encore fascinant.


Le mariage n’est peut-être pas le sujet du livre, mais un prétexte pour évoquer plus généralement la question de la connaissance et du savoir. Car tout au long du livre, les sciences ou pseudo-sciences qui sont convoquées pour résoudre la problématique de Panurge sont contrebalancées par des éloges de la folie et de l’ignorance. Ne sachant pas quel sort lui réserve l’avenir, Panurge met tout en œuvre pour trouver la certitude qui le conduira à faire le bon choix. Or, à chacune des interventions qui doivent l’aiguiller, il est contraint de faire face à ses propres insuffisances. Et ces insuffisances-là, couplées à sa propre ignorance, conduisent Panurge à l’immobilisme, à ne jamais choisir : il suspend sa décision à l’assurance de ne pas être cocu, c’est-à-dire en la maîtrise de l’avenir, chose évidemment impossible. Pour se sortir de ce piège de l’indécision, il est contraint d’interpréter tout ce qui lui est dit et montré. Et l’interprétation n’est jamais une science exacte : il existe toujours un risque de se tromper… En définitive, Panurge symbolise l’inconnu, la condition humaine dans toute son errance si caractéristique.


“Des planteurs de vigne je suis trop vieulx pour me soucier : je acquiesce on soucy des vendangeurs : et les beaulx bastisseurs nouveaulx de pierres mortes ne sont escriptz en mon livre de vie. Je ne bastis que pierres vives, ce sont hommes.”

Finalement, derrière ces géants, ce sont bien les hommes, leur vie, leurs tourments qui sont au cœur du récit de Rabelais ; c’est bien la vie humaine que Rabelais se propose de mettre en verbe et en mots. Rabelais est un écrivain jouisseur, permissif, transgressif, libertaire, humaniste, érudit, chrétien aimant la bonne chair, le rire franc, les exagérations, et ses personnages sont en définitive à son image. Chez Rabelais, il y a une juxtaposition de chapitres parfois sérieux traitant de spiritualité à des chapitres dont les allusions au bas corporel sont le moteur. Il utilise la culture populaire qu’il ne renie pas, les farces, le graveleux pour faire rire. En ce sens, Rabelais est le père de la comédie et du burlesque.



En définitive, dans ce troisième livre, et à travers la thématique du mariage, Rabelais interroge ses contemporains, leurs doutes et leurs croyances. Si ses propos sont parfois durs à l’égard des femmes, les hommes et leurs postures sont tous tournés en dérision. Des sciences en tout genre jusqu’à la folie, toutes les sources de savoir sont sollicitées pour conseiller le brave Panurge qui, au fond, restera le symbole de l’indécision et de l’inconnu. Cette réflexion transgressive sur la connaissance passe pour Rabelais par l’excès et l’humour : en ce sens, il est l’écrivain de l’infini, de la démesure et du non-sens. Et c’est peut-être pour cela que Rabelais est aujourd’hui considéré comme le père de la littérature française : ses personnages hauts en couleurs ne sont que le reflet de notre condition humaine.


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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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