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L'Homme qui rit, Victor Hugo (1869)

Roman sans doute relativement méconnu, il n’en reste pas moins le plus fascinant et le plus déconcertant de Victor Hugo. Un bijou.

Un livre à la fois fascinant et déconcertant
 

L'Homme qui rit, Victor Hugo, Le Livre de Poche, 2002 (1869)

A la fin du XVIIème siècle, un jeune lord est enlevé sur ordre du roi et atrocement défiguré, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Abandonné une nuit d'hiver, il parvient à rejoindre la cahute d'un philosophe ambulant, et devient saltimbanque. Quinze ans plus tard, rétabli dans ses droits, il est pair d'Angleterre. Mais sa mutilation ne s'effacera pas, et celui qui se serait voulu prophète à la chambre des lords restera condamné à n'être qu'un bouffon.

Lorsqu'il publie le livre en 1869, Hugo le présente comme le roman de l'aristocratie, premier volume d'une trilogie consacrée à une Histoire de la Révolution que Quatrevingt-Treize achèverait. Et ce livre sombre dénonce bien en effet le despotisme de l'aristocratie. Mais si L'Homme qui rit est une méditation historique et métaphysique, c'est aussi une oeuvre foisonnante et baroque, une manière de drame qui réclame un « lecteur pensif », puisque Hugo nous donne à réfléchir sur la misère et sur le peuple, sur l'amour et sur le désir, aussi bien que sur le Mal.

 

L’Homme qui rit est le dernier roman écrit par Victor Hugo lors de son exil qui aura somme toute duré près de vingt ans. Publié en 1869, ce pavé (car il fait plus de 800 pages tout de même) n’est peut-être pas le livre le plus connu de son auteur, mais il est sans conteste l’un des plus étranges et des plus fascinants qu’il ait écrit. A la frontière entre le roman gothique, le roman noir et le conte philosophique, cette oeuvre fait la part belle à l’imagination tout en se situant dans le genre qu’Hugo affectionne par-dessus tout, autant dans le roman que dans le théâtre : le drame historique.


Il y a deux sortes de drame : le drame qu’on peut jouer, et le drame qu’on ne peut pas jouer. Ce dernier participe de l’épopée. Aux personnages humains il mêle, comme la nature elle-même, d’autres personnages, les forces, les éléments, l’infini, l’inconnu. (ébauche de préface au livre)

Ce drame historique, donc, plonge le lecteur dans les temps reculés et mal connus de l’Angleterre du roi Jacques II et de la reine Anne à la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle. En vérité, l’action est ici divisée en deux périodes : une première qui se déroule lors d’une nuit d’hiver 1690, alors que Gwynplaine, cet enfant défiguré par des “comprachicos”, débarque en Angleterre et découvre Dea, celle qu’il aimera par la suite, Ursus, ce philosophe cynique au grand coeur, et Homo, le loup si humain ; puis la deuxième partie quinze ans plus tard, en 1705 où Gwynplaine découvre son ascendance aristocratique et la belle duchesse Josiane.


En réalité, malgré les 800 pages de ce roman, l’action de L’Homme qui rit est extrêmement condensée et pourrait se résumer en quelques paragraphes seulement. Si cet ouvrage est si volumineux, c’est parce que Victor Hugo en fait un roman peuplé de digressions infernales, d’anecdotes superflues, de précisions historiques inutiles à la fiction, de longs paragraphes à l'érudition parasite. En d’autres termes, l’histoire romanesque en tant que telle est réduite et spectaculaire, mais paradoxalement elle est noyée dans des dizaines et des dizaines de pages qui, a priori, ne servent pas au déroulement de son action. Mais c’est précisément à travers ces éléments véritablement déconcertants qu’émerge toute l’originalité et l’étrangeté de ce roman : chaque élément nouveau qui entraîne la fiction vers sa résolution est sans cesse commenté, transposé, médité, interrogé lors d’immenses paragraphes contemplatifs où le lecteur, par l’entremise des personnages, est invité à la réflexion : “Il n’y a de lecteur que le lecteur pensif” écrit Hugo dans l’une de ses tentatives de préface. D’où la visée philosophique que l’auteur attribue à son ouvrage.


Et puis, quelle tyrannie que cette prétendue liberté ! Je veux m’amuser, moi, et non gouverner. Voter m’ennuie ; je veux danser.

Spectaculaire, ai-je dit plus haut pour évoquer l’action de ce roman, parce que la plupart des scènes décrites dans ce livre sont pensées et conçues pour et par le théâtre. La grande majorité de la fiction qui est mise en scène ici est assurément d’inspiration théâtrale, romantique même plus exactement. Sans doute irai-je même jusqu’à dire, si ce n’était pas anachronique, qu’elles sont étonnamment cinématographiques tant elles sont visuellement éblouissantes. Toutes les séquences de ce drame, me semble-t-il, sont d’une force évocatrice et poétique comme rarement il m’a été permis d’en lire. Pour ne citer que celles qui se trouvent au début de ce livre et afin d’éviter de révéler le dénouement des dernières pages, j’évoquerai ici pêle-mêle celle de la submersion de l’embarcation des comprachicos, la vision horrifique du pendu, la découverte de Dea, la rencontre entre Gwynplaine et Ursus… bref toutes ont une intensité dramatique incroyable et marquent profondément l’esprit du lecteur par le tragique qui s’en dégage.


Tout, dans ce livre, est disproportionné. Difforme. Grotesque même parfois. Parce qu’il s’agit d’abord d’un roman sur le monstrueux. D’abord, évidemment, parce que Gwynplaine, le personnage principal de ce livre, est défiguré par les “comprachicos”, ces femmes et ces hommes qui sont aussi forts et symboliques que sinistres et d’une méchanceté rare. Par appât du gain et par volonté du roi, l’enfant que Gwynplaine était alors s’est vu affublé chirurgicalement d’un rire éternel sur le visage. A l’image de ce que les comics (qui s’en sont indéniablement inspirés) nous ont proposé par l'intermédiaire du Joker, le pauvre garçon est alors mutilé pour que sa bouche soit à jamais marquée par le rire, à travers ce qui ressemblerait sans doute aujourd’hui à ce que l’on appelle le “sourire de l’ange”. Ici, le monstrueux est d’abord physique.


Pour la foule, qui a trop de têtes pour avoir une pensée et trop d’yeux pour avoir un regard, pour la foule qui, surface elle-même, s’arrête aux surfaces, Gwynplaine était un clown, un bateleur, un saltimbanque, un grotesque, un peu plus et un peu moins qu’une bête. La foule ne connaissait que le visage.

Néanmoins, si ce monstrueux s’exprime en premier lieu par les stigmates d’un enfant innocent, il s’affirme indéniablement de manière plus insidieuse, plus métaphorique, mais diablement plus immonde puisqu’il revêt le voile de la misère et de l’asservissement. Car comme le confirmera lui-même Hugo par la suite, ce roman a pour ambition d’être le premier d’une trilogie concentrée sur l’Histoire et la Révolution. Et ici, ce qui est énergiquement dénoncé, c’est le despotisme monarchique et aristocratique d’une Angleterre dirigée par ces quelques lords. Sans en appeler pour autant à une révolution puisque ce livre pointe l’écrasement inflexible des classes dominantes sur un peuple asservi et miséreux, il met néanmoins en exergue toute la gravité de la situation catastrophique des gens de peu, voire de rien.


Ce rire qui est sur mon front, c’est un roi qui l’y a mis. Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir.

Contrairement à son titre, ce roman n’a absolument rien de drôle ou d’amusant si ce n’est, peut-être, certains monologues d’un Ursus à l’esprit finement aiguisé par son cynisme. Les œuvres de Victor Hugo n’étant de toute façon pas connues pour leur comique et leur burlesque, ce titre est en définitive à l’image de ce que ce roman renferme : du tragique qui se dissimule derrière des faux-semblants. Le rire, ici, exprime toute autre chose qu’un vulgaire amusement. Gwynplaine le déclarera d’ailleurs lui-même : “Je ris, cela veut dire : Je pleure.” Ceux qui rient véritablement dans ce livre, ce sont les aristocrates et les lords, tout repus qu’ils sont de leurs privilèges et de leurs richesses. Car si le peuple qui assistent aux représentations de ces saltimbanques se divertit réellement à la vue de Gwynplaine, c’est pour cacher et oublier la misère dans laquelle il vit. Le rire est ici un refuge, ou plutôt l’expression paradoxale d’une réalité oppressante et pénible.


Pour finir, L’homme qui rit est en définitive le roman de l’antithèse, du contradictoire et du clair-obscur. Le rire n’exprime pas la joie mais la souffrance et l’aliénation. La richesse n'apporte que malheur et désolation. La parole, qui est dans ce livre centrale, est ici désacralisée, démystifiée : quand on parle, à l’image d’Ursus, c’est pour ne rien dire ; et quand bien même la parole entraîne des effets, ils sont contraires à ceux qui étaient visés. Comme on l’a vu également, le grotesque n’est pas là où on le croit. Quand Gwynplaine se met à croire en une sorte de revanche sur le destin, cette revanche s’avère être destructrice.


Partout, tout le temps, Hugo sème donc dans son livre du contradictoire et du paradoxe : le livre est incroyablement volumineux mais ne recèle qu’une intrigue curieusement resserrée ; celui qui rit se révèle être celui qui souffre ; l’érudition asphyxiante du narrateur s’avère être vide de sens ; le beau se confirme être aveugle ; bref, tout, dans cette oeuvre, apparaît comme disproportionné, exagéré. C’est pour cela qu’il me semble que, finalement, ce roman est avant tout celui de la démesure, de l’Hubris.


Éternelle présence du passé ; les hommes reflètent l’homme.

Avec L’Homme qui rit, Victor Hugo signe un drame historique aussi envoûtant que déconcertant. A mi-chemin entre le gothique, le romantique et le roman noir, ce livre a quelque chose de profondément fascinant. On ne peut que tomber sous le charme de ces personnages à l’intensité dramatique remarquable que sont Gwynplaine, Dea, Ursus et même Homo. Tous les quatre sont plongés dans un monde qui ne veut pas d’eux, et de cette équation irréconciliable surgit tout le tragique de leur destin. La grande force de ce romain est avant tout le fait qu’il soit conçu avant tout pour le lecteur, qui se voit plongé au cœur des atermoiements des personnages et mis face à toutes les contradictions que ces pages renferment. Car au-delà de la simplicité apparente de son intrigue, se cache quantité de faux-semblants. Tout, ici, est contradictoire, antithétique. Tout s’oppose. Tout est disproportionné. A travers tous les paradoxes que ce roman renferme, Hugo n’a d’autre objectif que celui-là : faire réfléchir son lecteur sur le despotisme monarchique et aristocratique, sur la misère, et sur la justice. Bref sur la condition humaine. Un roman sans doute relativement méconnu, mais qui gagnerait à être (re)découvert, encore et encore.


L’esprit, comme la nature, a horreur du vide. Dans le vide, la nature met l’amour ; l’esprit, souvent, y met la haine. La haine occupe.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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