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Des souris et des hommes - John Steinbeck (1937)

Au cœur du monde agricole des années 1930 aux Etats-Unis, un roman aussi court que profondément émouvant. Superbe.


Des souris et des hommes, John Steinbeck, Folioplus classiques, 2005 (1937)

 

Après En un combat douteux (1936) et avant Les Raisins de la colère (1939), Des souris et des hommes (1937) constitue le deuxième roman d’une trilogie que l’écrivain américain John Steinbeck consacre au milieu des ouvriers agricoles dans les années 1930. Ce livre particulièrement concis (il fait un peu plus d’une centaine de pages) est sans doute l’un des plus connus de son auteur : à travers son titre métaphorique issu d’un vers du poète Robert Burns (1759-1796) : “Les plans des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas”, Steinbeck dresse le portrait d’un monde ouvrier californien paupérisé par la Grande Dépression de 1929 et surtout par la Dust Bowl, cette terrible sécheresse qui frappa sévèrement le Sud-Ouest des Etats-Unis. Ici, le tragique du réel s’exprime au travers des rêves brisés.


J’ai jamais vu un type s’intéresser autant à un autre.

Des souris et des hommes, c’est avant tout l’histoire de deux hommes. L’un est “petit et vif, brun de visage, avec des yeux inquiets et perçants, des traits marqués”. L’autre est son exact contraire: “énorme, à visage informe, avec de grands yeux pâles et de larges épaules tombantes”. Ces deux gars-là, ce sont deux ouvriers agricoles qui parcourent la campagne californienne pour offrir leur bras à des propriétaires terriens qui ont besoin de main-d'œuvre et qui paient une misère. Ces deux gars-là, ce sont Georges et Lennie. Ils sont amis, s'apprécient énormément, et une chose est sûre : ils ont grandi ensemble. Un attachement indéfectible lie désormais ces deux ouvriers agricoles qui triment six jours sur sept pour obtenir quelques dollars à la fin du mois.


Lennie, ce colosse terriblement simplet, n’arrive à se souvenir de rien et a l’âge mental d’un enfant de six ans. Il est gauche, naïf, bête mais surtout, fort. Affreusement fort. Ses mains sont énormes et il ne sait absolument pas contrôler sa puissance. Or, son malheur est d’aimer ce qui est petit, fragile, et doux. Il adore caresser des souris, des lapins et des chiots. Malheur ai-je dit, parce que cela ne se termine jamais bien pour les petits animaux. George, lui, est le plus dégourdi des deux. Même s’il s’est souvent moqué de Lennie par le passé, il s’est pris d’affection pour lui. Quand cela tourne mal, il s’efforce de sortir son ami du pétrin dans lequel il s’est fourré sans le vouloir. Quitte à devoir multiplier les fermes pour ne pas se faire attraper.


Non… écoute ! C’était de la blague, Lennie. Parce que j’veux que tu restes avec moi. L’embêtant, avec les souris, c’est que tu les tues toujours.

Quand le roman s’ouvre sur les deux hommes, le lecteur a déjà cette curieuse impression de connaître ceux qui sont sur le point de se reposer sur les bords d’une rivière. Il suffit de quelques pages pour être plongé dans leur intimité, dans leur relation si particulière. Il suffit de quelques répliques pour cerner les deux protagonistes, leur histoire mais aussi leurs rêves. George engueule Lennie et Lennie s’excuse. Mais, au fond, ce n’est pas bien méchant, on sent que ce n’est pas leur première dispute, et que ce ne sera probablement pas la dernière. George est dur avec son ami, mais ses reproches transpirent l’affection qu’il lui porte.


Ils vont passer la nuit au bord de cette rivière. Ils mangent des haricots puis s’endorment. Le lendemain, ils doivent rejoindre une autre ferme. Celle de Curley, le fils du patron, et de sa femme. Celle où travaillent entre autres Slim, Candy et Crooks. Le lendemain, ils vont s’y rendre comme ils l’ont fait des dizaines de fois déjà. Sans savoir que la tragédie est déjà en marche. Que leur destin est déjà écrit.


J’me plais pas ici, George. C’est pas un bon endroit. J’veux m’en aller.

Steinbeck a conçu son livre en l’imaginant comme une nouvelle forme littéraire dans laquelle le lecteur ne serait pas seulement lecteur, mais également spectateur : la pièce-roman. Entre littérature et théâtre, Des souris et des hommes prend ce qu’il y a de mieux dans chacun de ces deux genres. Au théâtre, Steinbeck emprunte l’efficacité précieuse des dialogues : ici, la parole est vulgaire, dure, d’une oralité rare pour un roman, bref d’une authenticité profondément ancrée dans la réalité. On sent tout le vécu de cet homme qui a lui-même été un ouvrier agricole pendant quelque temps. Par le biais de la littérature, il s’inscrit dans ce que certains pourraient qualifier de naturalisme ou de réalisme : peindre à travers le roman l’exacte vérité de ce qui se passe ici-bas sur terre. Sans rien enlever, sans rien ajouter. Tel quel.


C’est pour cette raison que, Steinbeck, dans sa volonté de raconter le plus fidèlement possible la société américaine, s’est lancé comme projet d’écrire une trilogie sur le monde ouvrier et agricole. Projet tristement nécessaire, puisque les années 1930 ont profondément transformé une Amérique qui ne cesse de décevoir depuis le krach boursier de 1929 et de la sécheresse qui s’est installée dans le Sud-Ouest des Etats Unis. Dans cette optique, l’auteur met en scène une poignée de personnages, la plupart des ouvriers pauvres, frustrés et sans aucune perspective d’avenir. Il dresse aussi le portrait d’une Amérique profonde où les clivages entre travailleurs et propriétaires terriens sont particulièrement visibles. En clair, il s’agit ici d’une œuvre sans concession.


Les types comme nous, qui travaillent dans les ranches, y a pas plus seuls au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas de chez-soi. Ils vont dans un ranch, ils y font un peu d’argent, et puis ils vont en ville, et ils le dépensent tout… et pas plus tôt fini, les v’là à s’échiner dans un autre ranch. Ils ont pas de futur devant eux.

Dans ce monde d’hommes gangréné par la solitude, le duo formé par George et Lennie détonne. Ils sont deux et amis, prouesse déjà énorme. Mais qui plus est, au fond d’eux même, ils aspirent à avoir enfin un petit lopin de terre qui leur appartiendrait véritablement. Oh, pas grand chose. Juste de quoi pouvoir enfin être indépendants, sans avoir de comptes à rendre à personne. Ce rêve, ils le cultivent secrètement. Ils vont même le partager. Ce désir, finalement, relève comme le dira Steinbeck lui-même de “l’aspiration confuse de tous les hommes” de posséder quelque chose. Même si ce n’est presque rien.


Pour finir, et plus particulièrement peut-être, ce livre est avant tout celui d’un homme, Lennie, qui malheureusement n’appartient pas à ce monde dur et cruel. Sa naïveté enfantine et sa simplicité ne sont pas faites pour survivre dans un milieu où aucune faiblesse n’est tolérée. Pourtant, il constitue peut-être l’un des personnages les plus attachants de la littérature. Si, en dernière analyse, il apparaît que Lennie est le personnage principal de ce roman, c’est parce que ses mains sont au cœur du récit : ce sont elles qui sont le fil conducteur du roman, c’est par elles que l’histoire avance inexorablement vers la catastrophe finale.


C’est une brave type, dit Slim. Y a pas besoin d’avoir de la cervelle pour être un brave type. Des fois, il me semble que c’est même le contraire. Prends un type qu’est vraiment malin, c’est bien rare qu’il soit un bon gars.

Finalement, on ressort de ce roman avec l’agréable impression d’avoir parcouru les pages d’un très, très grand livre. La prouesse remarquable de Steinbeck est d’avoir condensé en une centaine de pages la réalité impitoyable à laquelle étaient confrontés les saisonniers et les ouvriers agricoles des années 1930 rongé par la pauvreté et la solitude. Dès les premières lignes, le lecteur est happé par le destin terrible de ces personnages qui ne s’arrêtera qu’une fois le livre refermé. Et s’il est ici avant tout spectateur, c’est parce qu’il est pris dans les rouages d’un mécanisme implacable et inévitable qui conduira vers la tragédie finale. Au cœur de ce récit, deux hommes liés par une amitié sincère et incroyablement puissante qui parcourent les routes de Californie pour travailler dans des ranchs et gagner quelques dollars. Malheureusement, l’un d’entre eux n’est pas fait pour le monde dur, cruel et austère dans lequel il est plongé. Le seul espoir qui les fait avancer dans cette Amérique laminée par la misère, c’est le rêve qu’ils partagent mais qui, jamais, ne pourra se réaliser. Même quand il apparaît enfin possible. Après avoir reposé ce livre, on se dit que, peut-être, Lennie constitue l’un des personnages les plus attachants et les plus tragiques de la littérature.


Ils restèrent silencieux. Ils se regardaient les uns les autres, étonnés. Cette chose, qu’ils n’avaient jamais vraiment crue, était sur le point de se réaliser.

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“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

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