top of page

Le Mythe de Sisyphe - Albert Camus (1942)

  • Photo du rédacteur: Max
    Max
  • il y a 3 heures
  • 8 min de lecture

Un formidable essai qui représente une très belle porte d'entrée dans la pensée camusienne : toute la philosophie de l'absurde chère à l'auteur y est présentée de manière claire et lucide. Un livre radical et exigeant dans ses conclusions.


Un essai qui nous présente la philosophie de l'absurde de Camus

Le mythe de Sisyphe, Albert Camus, Folio essais, 1958 (1942)

« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. »

Avec cette formule foudroyante, qui semble rayer d’un trait toute la philosophie, un jeune homme de moins de trente ans commence son analyse de la sensibilité absurde. Il décrit le « mal de l’esprit » dont souffre l’époque actuelle : « L’absurde naît de la confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde. »

Albert Camus n’est sans doute plus à présenter. Romancier, dramaturge et philosophe, il est l’une des figures intellectuelles majeures du XXème siècle français. Auteur à part, libre et indépendant, difficile à réellement catégoriser dans un seul courant politique ou philosophique, Camus a marqué son temps de son empreinte avec une œuvre à la fois dense et extraordinairement variée. Il obtint à cet égard le prix Nobel de littérature en 1957 (je vous invite d’ailleurs à écouter le discours qu’il tint au moment de sa réception). 


Auteur de plusieurs pièces de théâtre (comme Les Justes en 1949), de romans (par exemple La Peste paru en 1947 ou La Chute en 1956)) ou encore de quelques essais (L’homme révolté en 1951), il a notamment écrit Le Cycle de l’absurde, quatre oeuvres regroupées communément sous ce nom : 

  • un roman : L’Etranger, publié en 1942 ;

  • deux pièces de théâtre : Caligula (1944) et Le Malentendu (1944) ;

  • un essai : Le mythe de Sisyphe (1942).


C’est de cet essai dont il sera question ici. Avec Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus développe sa philosophie de l’absurde, thème qui lui est particulièrement cher, et qui entre en écho avec d’autres mouvements de son époque, dont notamment l’existentialisme porté par Jean-Paul Sartre, avec qui il finira brouillé tant le combat intellectuel qui les opposa fut rude.


Cet essai, relativement court (à peine 180 pages dans l’édition Folio) est sans doute une excellente porte d’entrée pour qui souhaite mieux appréhender et comprendre l'œuvre de Camus dans sa globalité. On ne comprend sans doute pas bien Camus si l’on ne met pas ses écrits en perspective sous le prisme de ce concept pourtant clé : l’absurde.


Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux : le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie.

L’absurde chez Camus


Cet essai commence avec une phrase choc, qui a trait à un acte aussi suprême que profondément troublant : le suicide. Pour Albert Camus, tout le problème de la philosophie, et de la vie en général, résulte de la réponse que nous donnons à cette question : la vie vaut-elle d’être vécue ?


Il arrive que cette question nous assaille lors de moments totalement anodins, ou bien finit-elle par se présenter à notre esprit adossée à un sentiment ambigu, étrange : une forme de lassitude, de doute, de vertige lorsqu’on choisit de mettre sa vie en perspective, de se questionner sur le sens que nous y donnons. Et c’est bien avec ce concept de « sens de la vie » qu’arrive l’absurde. Selon Camus, l’homme ne peut concevoir sa vie que dans l’unité, dans cette quête à jamais insatisfaite de vérité absolue : « Cette nostalgie d’unité, cet appétit absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain. ». 


Ce drame, c’est l’impossibilité pour l’homme de comprendre une fois pour toute le monde et sa place dans celui-ci. Pire, sans doute, lui-même reste et restera un mystère. « Pour toujours je serai étranger à moi-même. En psychologie comme en logique, il y a des vérités mais point de vérité. » C’est ici que naît le sentiment de l’absurde. 


Car l’absurde, pour Camus, est avant tout le fruit d’un divorce. Celui de l’homme avec le monde, et de la comparaison entre ces deux termes. La logique et la raison de l’homme présentent, on le sait, des limites. Elles ne peuvent et ne pourront sans doute jamais apporter toutes les réponses que l’on se pose sur le monde, sur l’homme, et sur sa place dans celui-ci. L’absurde est donc une forme de vertige qui nous assaille lorsqu’on lève les yeux vers le ciel et que l’on n’y trouve aucun sens. Dès lors, comment réagir ? Que faire ?


Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité.

Des réponses philosophiques insatisfaisantes


Albert Camus est un homme du XXème siècle. Et en ce sens, il s'interroge sur les mouvements intellectuels qui imprègnent son époque. C’est pour cette raison qu’il évoque notamment les philosophies particulièrement populaires de son temps qui, chacune à leur façon, ont tenté de faire face à ce sentiment de l’absurde. Il revient ainsi longuement sur Heidegger, Jaspers, Chestov, Kierkegaard, et Husserl.


Ces auteurs là ont tous expérimenté, d’une manière ou d’une autre, ce sentiment de l’absurde. Ils se sont tous aventurés dans ce désert que représente « la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. ». Et en regardant leurs écrits de plus prêts, Camus observe qu’ils ont tous commis ce qu’il nomme un « suicide philosophique ».


Plutôt que de pousser la logique de l’absurde jusqu’au bout, ils ont tous opté pour un « saut », abandonnant ce sentiment pour s’en remettre à des concepts qui tous, d’une façon ou d’une autre, cherchent à se rapprocher d’une forme d’éternité. Chestov et Kierkegaard choisissent de répondre au sentiment de l’absurde en choisissant Dieu. D’autres comme Husserl choisissent d’élever la raison à son niveau d’abstraction la plus complète. Et Camus note ainsi que la pensée de son époque  « ne cesse d’osciller entre l’extrême rationalisation du réel qui pousse à la fragmenter en raison-types et son extrême irrationalisation qui pousse à le diviniser. »


Que ce soit l’une ou l’autre de ces approches, cela ne convainc pas Camus, qui précise sa démarche : « Mon raisonnement veut être fidèle à l’évidence qui l’a éveillé. Cette évidence, c’est l’absurde. C’est ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit, ma nostalgie d’unité, cet univers dispersé et la contradiction qui les enchaîne. Kierkegaard supprime ma nostalgie et Husserl rassemble cet univers. Ce n’est pas cela que j’attendais. Il s’agissait de vivre et de penser avec ces déchirements, de savoir s’il fallait accepter ou refuser. »


Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort  - et je refuse le suicide. 

La révolte comme réponse


L’absurde pour Camus, nait de la raison consciente d’elle-même, consciente de ses limites qui ne peuvent appréhender dans son unité la réalité et le monde dans lequel nous vivons. La question est de savoir s’il est possible de vivre dans cette contradiction. 


Et pour Camus, jusquaboutiste, voulant pousser la logique de l’absurde jusqu'au bout, cette contradiction doit être vécue ; le suicide ne peut être une solution. Car, l’absurde étant le propre de l’homme, si la mort advient, l’absurde disparaît avec elle. Inconcevable : l’absurde doit se vivre. Et se vivre sans espoir (espoir en un Dieu tout puissant, ou dans une Raison éternelle), et donc sans Dieu (on notera ici l’influence de Nietzsche).


Camus tire trois concepts de ce constat : 

  • la révolte : vivre dans l’absurde, c’est accepter cette contradiction inhérente à la condition humaine, et la vivre chaque jour au quotidien, sans s’en remettre à l’espoir ou à une raison toute puissante ;

  •  la liberté : détaché de Dieu, l’homme est libre, libre en pensée et en action. Libéré de toute attente, de tout préjugé.

  • la passion : qui permet de multiplier les expériences de vie car « ce qui compte n’est pas de vivre le mieux mais de vivre le plus ».


Libéré des lendemains, l’homme peut vivre dans l’instant :  « Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme absurde. »


Être privé d’espoir, ce n’est pas désespérer. 

La vie absurde


Dès lors que l’on a défini ce qu’était l’absurde et que l’on en a tiré toutes les conséquences qui s’imposaient à nous, encore faut-il expliquer comment vivre une vie absurde. Ici, Camus prend trois exemples : le Don Juan, l’acteur et le conquérant. Chacun à leur manière, ces trois grands profils expérimentent l’absurde au quotidien.


Le Don Juan de Cervantes, c’est celui qui aime passionnément, celui qui met l’amour au-dessus de tout, ce qui le pousse à expérimenter l’amour de femme en femme. Mais il n’est pas triste, car une personne triste ignore ou espère, alors que Don Juan sait et n’espère pas. Il fait de sa passion une éthique de vie, et en cela il est un archétype même de l’homme absurde.


Les acteurs sont eux aussi, pour la plupart, absurdes. Jouer des personnages, passer de l’un à l’autre de façon permanente, c’est expérimenter l’absurdité de la vie, jouer pour le présent sans aucun souci de postérité. Leur destin est absurde.


Enfin, le conquérant est absurde car il choisit sa liberté d’action. En elle-même, l’action est inutile, futile. Mais l’homme n’ayant qu’une vie, il doit faire « comme si » pour atteindre sa grandeur.


Enfin, pour Camus, la vie la plus absurde qui soit est celle du créateur : « la joie absurde par excellence, c’est la création ». En créant, l’homme absurde fixe sa conscience pour expérimenter encore et encore : « Créer, c’est vivre deux fois. » Et Camus va plus loin : le créateur absurde n’a que faire de son œuvre, il doit savoir que son œuvre n’a pas d’avenir.


On notera ici que, pour lui, les « Les grands romanciers sont des romanciers philosophes, c’est-à-dire le contraire d’écrivains à thèse. Ainsi Balzac, Sade, Melville, Stendhal, Dostoïevski, Proust, Malraux, Kafka, pour n’en citer que quelques-uns. » Deux passages de cet essai seront d’ailleurs dévolus à l’étude des personnages de Dostoïevski et de Kafka. Plutôt que d’écrire des raisonnements qui seront confrontés aux limites de leur raison, ils ont préféré penser en images, via le roman.


Il n’y a pas de mystère dans la création humaine. La volonté fait ce miracle.

Le mythe de Sisyphe


On en vient à ce fameux mythe qui donne son nom à cet essai : celui de Sisyphe. Sisyphe, dans la mythologie grecque, est celui qui a été condamné pour l’éternité à pousser un énorme rocher en haut d’une montagne, cette dernière retombant à chaque fois. Cette condamnation a été conçue suivant le principe que le travail répétitif sans espoir était la pire des punitions.


Ce qui intéresse Camus dans ce mythe, c’est le moment où Sisyphe redescend pour récupérer la pierre. C’est à cet instant que Sisyphe prend pleinement conscience de sa situation et que le tragique advient. Car, pour Camus, à cet instant l’espoir s’envole, Sisyphe comprend son sort et finit par l’accepter. C’est dans l’acceptation de sa condition qu’il peut enfin se délivrer : Sisyphe arrête de nier sa punition, l’accepte, et en ce sens se révolte : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »


Sisyphe est ainsi l’homme absurde par excellence, car il a pris conscience de sa condition et qu’il symbolise tout à la fois la révolte, la liberté et la passion.


Le mythe de Sisyphe représente sans doute une excellente porte d’entrée dans la pensée camusienne. Faisant partie de son Cycle de l’absurde, cet essai porte les bases de l'œuvre d’Albert Camus. Partant du constat que l’homme ne peut appréhender pleinement le monde, vivant à chaque instant la nostalgie de l’unité, que sa raison est en elle-même limitée, l’absurde naît du divorce entre le monde et l’homme. Face à ce sentiment de l’absurde, certains philosophes ont essayé de le surpasser (les existentialistes notamment). Mais la plupart, à leur manière, ont fini par faire un saut vers Dieu ou une raison toute puissante. Or, pour Camus, ces solutions ne sont pas satisfaisantes car elles finissent par nier l’absurde. Pour lui, l’absurde doit se vivre au quotidien et pour cela, tire des conclusions aussi radicales que nécessaires : la révolte, la liberté et la passion. Pour vivre l’absurdité, l’homme doit se révolter, accepter sa condition humaine et les limites de sa raison, pour vivre dans un présent libéré de tout espoir. C’est en se révoltant que l’homme peut éprouver sa liberté dans ce qu’elle a de plus tragique, et vivre sa vie avec une intensité et une passion nouvelle. En cela le mythe de Sisyphe, cet homme condamné à pousser en haut d’une montagne un énorme rocher qui finit inlassablement par retomber, est révélateur de l’absurde. Un essai qui ouvre des perspectives et qui nous pousse à concevoir la vie sous un prisme nouveau.


Commentaires


Abonnez-vous !

  • Instagram
  • Facebook

“ Chaque esprit se construit pour lui-même une maison, et par-delà sa maison un monde, et par-delà son monde un ciel.”

Ralph Waldo Emerson

© 2023 par l'Amour du livre. Créé avec Wix.com

bottom of page